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Nous reproduisons ici, avec l'accord de l'auteur, un article publié dans un grand quotidien.
L'argumentation d'un ancien ministre pour un corps de garde-côtes européen apporte un soutien important à l'action entreprise à ce sujet par l'AFCAN.



Trop, c'est trop !

par Madame Corinne Lepage,
Avocate, ancien ministre, présidente de Cap 21.


      La catastrophe écologique annoncée du naufrage du Prestige (l'ironie du nom n'aura échappé à personne !) nous ramène à une réalité immuable. Qu'il s'agisse de la nature du transport (transporter de Riga à Singapour du fioul lourd, proche du goudron, destiné à être brûlé dans des centrales thermiques), de l'organisation des sociétés (la nébuleuse du propriétaire ou de celle de l'affréteur), du marchandage lié au refus d'accueillir le navire en perdition dans des ports, les conditions financières de remorquage, les possibilités techniques d'éviter le naufrage et la pollution, tout concourt à la tristesse, au dégoût, et à la révolte.
      La tristesse de voir une fois encore nos mers souillées, les oiseaux mazoutés, la flore et la faune détruites ou encore les malheureux pêcheurs ayant pour toute ressource les activités de la mer est évidente. S'y ajoute le dégoût devant les comportements cyniques et irresponsables dont la succession a conduit à la catastrophe, révolte enfin de constater que quelles que soient les colères successives, les belles paroles, les engagements pour un développement durable, la réalité reste sans aucun rapport avec le discours.
      Comment expliquer cette situation ? Elle trouve son origine dans trois types d'explications. La première est d'ordre historique. Jusqu'en 1992, l'essentiel du transport d'hydrocarbures par mer s'effectuait par l'intermédiaire de sociétés filiales des sociétés pétrolières. Suivant le système dit du « one ship company » tout bateau avait sa propre société dont le seul bien était le bateau. En cas de naufrage, il est aisé de comprendre que la société n'avait plus aucun bien et que, par conséquent, il n'était plus possible d'obtenir de réparation. Le succès remporté par les Bretons aux États-Unis dans l'affaire dite de l'Amoco Cadiz a consisté principalement à mettre un terme à ce système en obtenant la condamnation par la cour fédérale de Chicago de la société mère à savoir, en l'espèce, Standard Oil of Indiana.
      Sans un changement des règles de responsabilité, l'incitation à la sécurité ne sera pas suffisante.
      Tout cela a conduit les sociétés pétrolières à abandonner purement et simplement le transport de bateaux. D'autres sociétés sont donc venues prendre en charge le transport des hydrocarbures, dont certaines bien peu recommandables qui ont bien entendu pesé sur l'ensemble des autres sociétés. La conséquence en a été une baisse du prix du transport de l'ordre de 15 % entre 1992 et 2000 qui a eu pour effet de réduire les coûts de maintenance - et donc la qualité de l'entretien des bâtiments - comme les coûts en personnel d'une main-d'œuvre sous-qualifiée, parfois même à proprement parler exploitée.
      Mais il ne servait à rien pour les sociétés pétrolières de transférer la responsabilité du transport sur d'autres sociétés si, parallèlement, elles risquaient de voir leur propre responsabilité mise en cause dans le cadre de l'affrètement. C'est la raison pour laquelle elles ont obtenu des États la modification de la convention interdisant la recherche de responsabilité des affréteurs et sous- affréteurs en ce qui concerne la responsabilité civile pour la pollution en mer par hydrocarbures en 1992. La contrepartie en a été une augmentation de leurs contributions au Fipol chargé d'indemniser les victimes de pollution.
      Ainsi, la première explication actuelle vient du désengagement des sociétés pétrolières dans le transport. Ce nouveau système a pour conséquences d'induire un cercle vicieux et non un cercle vertueux en terme de sécurité en mer. En effet, dans la mesure où le propriétaire du bateau peut limiter sa responsabilité à un montant très modeste (12,3 millions d'euros pour l'Erika), et où les affréteurs et sous-affréteurs ne peuvent jamais voir leur responsabilité engagée, la pression économique ne se fait évidemment pas dans le sens de la sécurité. Ainsi aucun des acteurs de la chaîne n'a en réalité intérêt, compte tenu de l'absence de risques qu'il encourt, à faire le choix de la sécurité plutôt que celui de la rentabilité immédiate.
      Enfin, la troisième explication tient à notre comportement général vis-à-vis des questions d'environnement. Bien que le sujet préoccupe un nombre croissant de citoyens, nous continuons à passer par pertes et profits toutes les atteintes portées au milieu dans lequel nous vivons, qu'il s'agisse de la destruction de la biodiversité, à commencer par les espèces marines, de la pollution persistante des sols (avec des conséquences gravissimes sur la santé et la fécondité humaine), de la réduction et de la pollution des ressources en eau qualifiée d'or bleu du XXIe siècle.
      Ceci nous renvoie bien sûr à notre comportement général de prédateur inconséquent et irresponsable allant jusqu'à détruire les sources mêmes de la vie.
      C'est en fait à notre propre comportement d'humain que nous renvoient des catastrophes comme celle-là et à la primauté absolue que nous avons donnée à une croissance économique qui veut ignorer les conséquences qu'elle entraîne, qu'elles soient écologiques, humaines ou philosophiques.
      Dans ces conditions que faire ? Il existe des solutions de nature technique mais elles passent bien évidemment par une évolution des comportements politiques. Les solutions techniques existent: tout d'abord appliquer les règles existantes et en particulier les contrôles de l'État des ports, en dénonçant le retard français dans ce domaine qui nous conduit aujourd'hui devant la Cour de justice des Communautés européennes pour non-respect des réglementations concernant la sécurité du transport maritime.
      Elle passe aussi par une accélération des mesures décidées au niveau européen et par un renforcement de ces mesures, en particulier en ce qui concerne un système de garde-côtes comparable à celui qui existe aux États-Unis. Sans doute les questions de souveraineté sont-elles importantes, mais dès lors que les pays européens ont été capables de faire l'euro, comment ne seraient-ils pas capables d'organiser un système de garde-côtes pour mettre leurs côtes à l'abri des pollutions ?
      Enfin et surtout, il convient d'inverser les logiques économiques. Ceci passe par une réforme fondamentale du système de la responsabilité mettant à la charge de toutes les parties prenantes, à commencer par le propriétaire de la cargaison, les conséquences d'une éventuelle pollution. Ce changement devra s'accompagner d'une obligation d'assurance ce qui, de fait, supprimera certains transports inacceptables. Cela implique il est vrai une modification des règles des conventions internationales. Mais les États Unis ont refusé de signer la convention sur la responsabilité pour imposer un système beaucoup plus rigoureux de contrôle qui, depuis l'Exxon Valdez. les a mis à l'abri de pollution par hydrocarbures.
      L'Europe n'a-t-elle pas les moyens politiques de peser vers une telle évolution ?
      Il est tout à fait clair que sans un changement des règles de responsabilité, l'incitation à la sécurité ne sera pas suffisante. Si de grandes sociétés pétrolières ont mis en place des systèmes de contrôle qui sont de plus en plus sévères, ce n'est pas la généralité des cas. Il va de soi que si les risques de mise en cause de la responsabilité des sociétés pétrolières existaient, celles-ci auraient un comportement bien différent dans le choix des navires transportant les cargaisons. Et, plus particulièrement pour du fioul lourd, proche du goudron, que pour ma part je continue à assimiler à un déchet. Il est clair que se poserait alors très clairement la question de l'intérêt économique de son transport lointain compte tenu de sa très faible valeur marchande. Ce type de transaction ne peut se faire que dans la mesure où le coût du transport est extrêmement faible. Or, il ne peut y avoir très faible de coût de transport qu'à partir du moment où le bateau est lui-même en piteux état. D'où l'enchaînement vers le cercle vicieux dont il était question ci-dessus.
      Mais, pour aller; dans ce sens, il faut évidemment un véritable courage politique et un passage de la parole aux actes en ce qui concerne la mise en place des politiques d'environnement et de développement durable. Comment faire croire sérieusement aux citoyens que la politique de développement durable est devenue un impératif, que ce soit celui des États ou celui des grands groupes, lorsque se reproduisent régulièrement des catastrophes de cette nature ?
      L'occasion nous est malheureusement donnée de passer de la théorie à la pratique. Le Prestige pourrait-il être le point de départ d'un changement des règles du jeu dans le transport des hydrocarbures par mer ?
      La crédibilité du discours sur le développement durable est à ce prix.

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