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Aucun Prestige dans le verdict espagnol !
Par le Captain Paul Phillips
Article paru en avril 2016 dans la revue The Master Mariner, Company of Master Mariners of Australia.

Traduction libre par le Cdt F.X. Pizon




       En janvier 2016, quatorze ans après que le Prestige ait coulé au large de la côte galicienne au nord-ouest de l'Espagne, une Cour espagnole, dans ce qui est à mon avis une grosse erreur de justice, a déclaré le capitaine Apostolos Mangouras, le chef mécanicien Nikolaos Argyropoulus, et l'ex-fonctionnaire de la marine marchande espagnole, Jose Luis Lopez, responsables de la pollution par hydrocarbures qui s'est produite quand le Prestige s'est cassé en deux et a coulé le 19 novembre 2002. Ils ont chacun été condamnés à deux ans de prison.

       Le pétrolier Prestige, Aframax pré-MARPOL de 42 829 TJB, a été construit à Osaka Japon, en 1976, dans une série de quatre navires, les trois autres n'étant plus en service au moment de l'accident. Il était à cette époque la propriété de Mare Shipping Inc à Athènes, enregistré à Nassau Bahamas, était exploité par Universe Maritime Athènes et classé par l'American Bureau of Shipping (ABS).
Sa décision d'effectif exigeait 14 personnes mais, lors de l'accident en novembre 2002, il avait un équipage de 27 personnes à bord, tous Philippins excepté le capitaine et le chef mécanicien Grecs qui étaient employés par l'exploitant du navire. L'équipage était employé par une agence de personnel sous-traitante.

       Après avoir été utilisé comme pétrolier de stockage et de brouettage à St Petersbourg, le navire y avait chargé une cargaison, complétée à Ventspils en Lettonie et avait fait route à ordres vers Gibraltar. En passant par le Grand Belt, il avait souté à Kertiminde. Au départ de Kertiminde, toutes les capacités de cargaison étaient chargées exceptées les citernes latérales N°3 bâbord et tribord et les citernes latérales N°2 bâbord et tribord, qui étaient des capacités de ballastage séparées et isolées des tuyautages de cargaison. A l'appareillage, l'effort tranchant maximum et le moment fléchissant de la coque, étaient d'après le calculateur de chargement du navire, de 59 et 51 pour cent des valeurs maximales admissibles pour le navire.
Le temps s'est détérioré graduellement et la vitesse du navire a été réduite pendant la traversée du Golfe de Gascogne. Le matin du 13 novembre le Prestige est entré dans le dispositif de séparation du trafic au large du cap Finisterre (Espagne).
 
       Vers 15h00 ce jour, le navire fut frappé par une forte vague et un bruit sourd a été entendu. Le navire a pris une gîte de 20 degrés sur tribord. La gîte s'est accrue rapidement au début, puis a ralenti. Un certain nombre de dispositifs de lavage (Butterworth) ont été déplacés lors de la prise de gîte, et on a observé un brouillard provenant des ouvertures qui s'étaient produites au-dessus de la citerne 3 tribord, qui était vide, et du pétrole provenant d'autres citernes de cargaison à tribord. La Cour d'instruction bahamienne estimait que la gîte initiale avait été provoquée par une fracture de coque de la citerne 3 tribord causant la gîte rapide initiale, suivi d'une entrée par la cloison étanche entre les citernes 2 et 3 tribord, qui s'est traduite par un accroissement plus lent de la gîte.
Quand la gîte atteignit 20 degrés, le moteur principal et la chaudière auxiliaire s'arrêtèrent et d'autres avaries s'ajoutèrent incluant la destruction de l'embarcation de sauvetage tribord et le passage par-dessus bord d'un radeau de sauvetage gonflable. Le capitaine ordonna de déclencher l'alarme générale, fit activer la balise EPIRB installée sur l'aileron tribord de la passerelle et fit transmettre un message de détresse par VHF et INMARSAT C. Après le rassemblement à leur poste d'évacuation, les mécaniciens de l'équipage retournèrent dans le compartiment des machines et réussirent, à la troisième tentative, à remettre en marche le moteur principal, passé du fuel lourd au diesel-oil, mais n'essayèrent pas de remettre la chaudière en service à cause de la gîte. La chaudière fournissait la vapeur au guindeau, aux treuils d'amarrage et aux pompes de cargaison. Le capitaine avait deux options pour réduire la gîte. L'une était de transférer la cargaison de tribord à bâbord, mais ceci nécessitait la manipulation par l'équipage des vannes sur le pont à tribord, qui était maintenant balayé par la mer, ce qui aurait presque certainement causé des pertes et des blessures à l'équipage, et il n'y avait plus de vapeur pour les pompes. La seule option était de remplir par gravité les citernes latérales bâbord – le pont à bâbord n'étant pas autant exposé à la mer à ce moment-là. La gîte a été réduite à 5 degrés mais il fut établi ultérieurement par le second capitaine que cette action a eu pour résultat de faire monter les efforts tranchants et le moment fléchissant jusqu'à 105 et 121 pour cent du maximum permis en opérations normales.
À 16h00, le navire Walili est arrivé sur place et est resté en attente suite à la demande de Finisterre-traffic et du centre de coordination de sauvetage de la marine espagnole (MRCC). Le premier de deux hélicoptères est arrivé à 17h00 pour évacuer l'équipage du Prestige, ce qui a été terminé à 18h05, bien que le capitaine, le chef mécanicien et le second capitaine aient décidé de rester à bord. L'armateur du navire qui avait été prévenu par le capitaine informa le capitaine qu'il avait désigné Smit comme sauveteur.
À 21h01 le capitaine a informé Finisterre-traffic qu'un contrat de sauvetage avait été conclu et qu'il était prêt à prendre la remorque. Le remorqueur espagnol Ria De Vigo, qui avait été affrété par le MRCC espagnol, était en attente au large du cap Finisterre, a essayé de passer une remorque. En raison de la mer forte et des dégâts causés par la tempête à la structure d'accès sur la teugue, il a fallu 20 minutes aux trois membres d'équipage restés à bord pour gagner la plage de manœuvre avant. Sans vapeur pour les treuils, le capitaine, le chef mécanicien et le second capitaine ont hissé à bord une touline et un messager pour la remorque. Le messager a été passé autour d'une paire de bittes d’amarrage et renvoyé par un chaumard vers le remorqueur, qui a utilisé ses propres treuils pour haler la remorque amarrée au messager. Sept tentatives ont été faites pour tourner la remorque entre 21h30 le 13 novembre et 06h00 le 14 novembre. Finisterre-radio a demandé au capitaine, lorsqu’il est revenu sur la passerelle, pourquoi le dispositif de remorquage d’urgence sur l’arrière ne pouvait pas être utilisé. Le capitaine a expliqué que c’était trop dangereux, avec la gîte, le fort roulis, les ponts couverts de pétrole et les vagues se brisant sur le pont. Malheureusement pour le capitaine, l’un des pilotes d'hélicoptère a indiqué à Finisterre-radio que, de leur point de vue, il était possible d’utiliser le dispositif de secours pour le remorquage.

       Le 14 novembre, deux autres remorqueurs sont arrivés après le lever du jour. L’un a passé une remorque qui a cassé au bout de 55 minutes. Le second a passé une remorque plus tard et a commencé le remorquage du Prestige en direction du nord-ouest, au large de la côte espagnole. A aucun moment, les remorqueurs n’ont accepté les instructions du capitaine Mangouras en ce qui concerne la direction du remorquage. Toutes les instructions sont venues du MRCC par l’intermédiaire de Finisterre-radio, bien que les autorités espagnoles aient maintenu ultérieurement que le capitaine Mangouras était toujours au commandement.
Au cours de la matinée, cinq membres d'équipe sont revenus à bord accompagnés d'un expert du bureau du capitaine du port de La Corogne. L'expert n'a pas effectué d'inspection du Prestige afin d'établir son état, mais s’est attaché à la remise en route du moteur principal afin d’éloigner le navire de la côte espagnole. Afin de redémarrer le moteur principal, un deuxième groupe électrogène a dû être mis en marche, après un délai nécessaire pour évacuer les poches d'air des tuyauteries de carburant, et réparer les tuyaux de carburant alimentant un des cylindres du moteur principal, suite aux dégâts causés par une chemise de rechange ayant cassé sa saisie. Quand le moteur principal a finalement été remis en marche, l'expert voulait qu'il soit mis à pleine puissance, mais le capitaine Mangouras l'a persuadé de maintenir la vitesse en dessous de 55 t/m, car le capitaine était inquiet par le fonctionnement du moteur aux allures critiques, ou au-dessus, ce qui affaiblirait davantage son navire déjà en avarie.
Le chef de l'équipe de sauvetage de SMIT et son équipe sont arrivés à La Corogne au milieu de l’après-midi du 14 novembre mais, en raison des retards dus aux autorités espagnoles, n’ont pu embarquer à bord du Prestige qu’après 03h00 le 15 novembre, soit un retard d'environ 12 heures. Un autre retard s’est produit parce que le chef de l'équipe de sauvetage ne pouvait pas inspecter les dégâts avant le lever du jour. Avant d'être transporté par air jusqu’au navire, le chef de l’équipe de sauvetage avait dû signer un engagement de sortir le navire des eaux espagnoles. Après inspection des dégâts à la lumière du jour le chef de l’équipe de sauvetage, de même que le capitaine à plusieurs reprises avant son arrivée, a demandé un lieu de refuge. Ceci a été de nouveau refusé par les autorités qui avaient demandé alors à une frégate de la marine espagnole d'escorter le Prestige et de s’assurer que ses ordres étaient appliqués.

       Dans la soirée du 15 novembre la totalité des huit membres d’équipage du Prestige et des neuf personnes de l'équipe de sauvetage ont été évacués par hélicoptère à La Corogne, où le capitaine, le chef mécanicien et le second capitaine ont été immédiatement arrêtés et interrogés sans avoir la possibilité de se reposer. L'interrogatoire du capitaine s’est ensuite achevé vers 02h00 le 16 novembre, et quand il a été mis en détention, il avait été sans arrêt en activité pendant les 59 heures précédentes. Le chef mécanicien et le second capitaine ont été pareillement en activité pendant plus de 60 heures avant qu'ils soient relâchés pour aller à l'hôtel, car ils n'ont pas été mis en examen à ce moment-là.
Le remorquage depuis la côte espagnole a continué jusqu'à ce que le Prestige se soit brisé en deux et ait coulé le 19 novembre, six jours après que l’appel d’urgence ait été envoyé. Lorsqu'il a coulé, le navire était à 130 milles au large de la côte nord-ouest de l'Espagne.

       La cargaison de pétrole avait la qualité M100 qui, ayant une densité très élevée, contient peu de produits volatils, a une viscosité très basse, et est donc très persistant. Quand ce type de pétrole est répandu à terre, il ne se disperse pas naturellement à moins d’un traitement avec des dispersants chimiques. Le seul moyen de le nettoyer est de l'enlever physiquement. N'importe quel déversement est plus facilement traité s’il est situé dans un endroit où les conséquences, bien que graves, seraient limitées dans l'espace, plutôt que réparties sur une longueur de littoral fortement dentelé. Le résultat du remorquage du Prestige, d'abord vers le nord-ouest, puis vers l’ouest et plus tard encore vers le sud, est que le pétrole s’est étalé sur une longueur importante du littoral. Il est également établi que les autorités espagnoles ont pris en compte une température d'écoulement du pétrole +3 degrés C, alors qu'il était à -3 degrés C et donc se serait écoulé au lieu de rester en une masse plus cohérente et maniable.

       Le capitaine Mangouras est resté dans une prison de haute sécurité du 16 novembre 2002, quand son interrogatoire s’est terminé, jusqu'au 7 février 2003 quand sa caution, fixée à 3 millions d'euros a été finalement payée par le P&I Club, le London Steamship Owners Mutual Insurance Association. Il a été assigné à résidence en Espagne, avec présentation quotidienne à la police. Il ne pouvait pas retourner chez lui, en Grèce, ou assister à l’enquête de la Commission européenne sur l'accident, tenue à Bruxelles.
Le capitaine a été arrêté, lors de l'évacuation à La Corogne, parce que le capitaine du port de La Corogne avait prétendu que le capitaine Mangouras avait désobéi aux instructions et avait essayé de saboter la mise en route du moteur principal (il n'a été jamais expliqué comment quelqu’un dans une tempête au vent d’une côte pourrait vouloir saboter son moteur) mais il n'a jamais été établi à quelles instructions le capitaine avait désobéi.
En vertu de l'article 73 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS), les Etats côtiers sont autorisés à retenir n'importe quel navire pour manque de conformité à toutes les lois établies par la convention, mais l'article 73 prévoit également que l'équipage arrêté doit être relâché après établissement d’une caution "raisonnable" (les guillemets sont de l'auteur). Il est établi que fixer la caution à trois millions d'euros était une violation de l'article 73. En octobre 2012, presque 10 ans après l'accident, le jugement du capitaine Mangouras a finalement commencé à La Corogne, bien qu'accusé d'atteinte à l'environnement, le capitaine n'ait pu se présenter devant le tribunal que quelques jours plus tard, après que des questions de procédure aient été résolues.

       Le 13 novembre 2013, 11 ans après l'accident, la Cour Suprême régionale de Galicie a déclaré que le capitaine Mangouras n'avait pas de responsabilité criminelle dans le naufrage du Prestige.
Bien que déclaré non coupable, le capitaine Mangouras est resté sous assignation à domicile en Espagne tandis que les autorités espagnoles faisaient appel.

       A la fin du mois de janvier 2016, soit 13 ans après l'accident, la cour suprême de l'Espagne a déclaré le capitaine Mangouras coupable "d'imprudence" ayant pour résultat une atteinte catastrophique à l'environnement. Le capitaine a été condamné à deux ans de prison.
Le verdict de culpabilité ouvre la porte à des demandes d'indemnisation pour les dégâts contre le capitaine et contre le P&I Club du navire, ce que les verdicts de non-culpabilité en 2013 n'avaient pas permis.
Si le capitaine Mangouras est relâché en janvier 2018, il aura, depuis novembre 2002, passé 27 mois en prison et presque 13 ans sous assignation à domicile pour un crime qu'il n'a pas commis.
Le capitaine est resté à bord de son navire et si les autorités espagnoles avaient suivi ses conseils expérimentés, ceux du chef de l'équipe de sauvetage de SMIT et attribué au navire un lieu de refuge, au mieux, le pétrole aurait été déchargé du Prestige tandis qu'il restait à flot ou, au pire, il y aurait eu une grave pollution mais localisée et pas le désastre environnemental massif qui a résulté du remorquage du Prestige le long de la côte galicienne tel que voulu par les autorités espagnoles. Le traitement du capitaine Mangouras est une violation d'UNCLOS et une violation de ses droits de l'homme.
Une question demeure : la même chose pourrait-elle se produire en Australie ?
       Le capitaine Paul Phillips de la South Australia Branch Master croit que le destin de l'équipage du Prestige aurait été plus largement couvert par les médias dans ce pays, en raison de ses implications.

Dans la rédaction cet article, il a utilisé le rapport d'incident de l'Autorité maritime des Bahamas, des rapports d'autres médias (incluant MarineLog, The Guardian et Reuters) ainsi qu'un article d'Anders Bjorkman.


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