Chacun se souvient de cette bien triste fortune de Mer qui endeuilla le monde maritime et
révolta l'opinion publique en août dernier:
La collision de nuit, par beau temps et bonne visibilité entre le chalutier français "CISTUDE" et le
transport de produits chimiques norvégien "BOW EAGLE".
Manquements graves concernant la veille, non respect du Règlement International pour Prévenir
les Abordages en Mer (notre Code de la Route), délit de fuite, sont les premiers éléments tangibles
ayant causé ce drame relevés par les enquêteurs !
L'attitude de l'officier de quart du "BOW EAGLE" ne stoppant pas son navire pour porter
assistance aux marins pêcheurs projetés à la mer lors du naufrage du chalutier, est honteuse et
criminelle. Cet inqualifiable délit de fuite a entraîné dans la mort quatre d'entre eux et a jeté le
discrédit sur toute une profession.
Quelques semaines plus tard un autre chalutier français au barreur endormi, le "THETYS", aborda
le grand voilier "BELEM" sur son bâbord et continua sa route sans se soucier des dégâts causés !..
La grande fraternité des Gens de Mer est bien mise à mal, ne serait-elle plus qu' un vain mot et
est-ce la foire d'empoigne au large de nos côtes, les chauffards de la Mer semblent proliférer ?
Et si la prochaine fortune de mer mettait en scène un super tanker et un méthanier géant !..
L'apocalypse est-elle pour demain ?...
Il n'y a pas en fait plus d'accidents qu'avant mais la donne a changé : jadis le naufrage d'un
navire n'était craint que de son seul équipage, aujourd'hui il est redouté de toutes les populations
côtières du fait des énormes volumes et nature polluante des cargaisons transportées. Un devoir de
précaution et d'extrême vigilance s'impose non seulement de la part des Marins mais aussi des États
Côtiers pour faire face à cette nouvelle menace qui s'est installée sur les océans.
Hélas par souci d'une rentabilité maximale, certains armateurs peu scrupuleux n'ont pas hésité
à effectuer des coupes drastiques dans leurs équipages : le matelot veilleur est supprimé de jour, ce
qui est permis par les règlements internationaux, mais aussi de nuit ce qui est tout à fait illégal !
Un caboteur de 2.000 tonneaux par exemple, peut être armé par 6 hommes seulement. Et ce dans des
rotations Manche-Mer du Nord, à la navigation difficile, dans des eaux resserrées, hostiles en période
hivernale, parsemées de hauts fonds et brassées par de violents courants. Forte densité de trafic et
multiples escales commerciales extra courtes génèrent fatigue et stress intenses. Il devient alors
fréquent que l'officier de quart non assisté d'un matelot veilleur, s'assoupisse en quittant le port,
la barre sous pilote automatique !...
On se souvient du caboteur feeder allemand "Kini Kersten" qui par une belle nuit de la St
Sylvestre 1986 vint s'échouer en avant toute sur une plage du Cotentin au pied du Centre de
surveillance de Jobourg !
Même facteur fatigue à bord du porte conteneurs "Valdes" qui quelque temps plus tard, près
d 'Ar Men, talonna sur la Chaussée de Sein décidément mal pavée !
Sans oublier bien sûr la récente odyssée du "Melbridge Bilbao", autre porte-conteneurs long
courrier dont l'officier de quart tout aussi solitaire et endormi, "oublia" de virer Ouessant et
s'aventura dans l'archipel de Molène écrasant les crabes sur son passage, avant de s'immobiliser à
marée basse à quelques encablures du Centre de surveillance de la pointe de Corsen !..
"...La visibilité diminue avec les yeux qui se ferment !" disait un capitaine. A fortiori si
l'alarme "Homme Mort" est rendue inaudible ou tout bonnement shuntée pour ne pas déranger. .. Elle
est pourtant sensée "réveiller" l'homme de quart toutes les 13 minutes maximum et déclencher l'alarme
générale si elle n'est pas acquittée au bout de ce laps de temps !
Même constat à la Pêche : équipages squelettiques, trop souvent harassés de fatigue, la Sécurité
s'en ressent avec les conséquences dramatiques que l'on sait.
Et la situation n'est pas prête de s'améliorer dans un tel contexte où la Sécurité est trop
souvent sacrifiée sur l'autel de la Rentabilité...
La durée d'embarquement peut aussi être un facteur aggravant si le Marin est maintenu à bord au
delà d'une limite raisonnable en fonction du poste embarqué et de la navigation pratiquée.
Pour ne citer qu'eux, 200.000 marins philippins sillonnent les Océans et Mers du globe (ils
sont 20.000 à armer les navires du pavillon complaisant norvégien bis, le NIS) , embarquant pour la
plupart 6 à 9 mois d'affilée. C'est le contrat de base mais il est fréquent de voir bon nombre
d'entre eux prolonger leur embarquement de 2 ou 4, voire 6 mois supplémentaires pour convenances
personnelles ou pour celles de l'armateur et du "marchand d'hommes" qui les manage ! Avec près d'un
an de bord, le jugement d'un officier de quart à la passerelle n'est-il pas altéré ?
Rappelons que sa fonction à bord est à très haute responsabilité. Ses réflexes ne sont-ils pas
émoussés ? C'est ainsi que les catastrophes surviennent...
Lors de l'abordage avec le chalutier "CISTUDE", l'officier de quart philippin du "BOW EAGLE"
était peut-être dans ce cas là !
L'Organisation Maritime Internationale (OMI, émanation maritime de l'ONU)) avait toléré que des
expériences de quart passerelle de nuit en solo, aient lieu entre Décembre 92 et 1997 sur quelques
navires cobayes. Mais au vu des résultats peu concluants et des dangers encourus, l'expérience fut
stoppée au bout de ces cinq années et on revint à une navigation plus traditionnelle et de bon sens.
Mais il n'est un secret pour personne que beaucoup d'armements de par le monde, continuent encore à
maintenir l'OMBO de nuit (One Man on Bridge Operated, Sole Watch Keeping ou Quart En Solo) pour
économiser un homme d'équipage, plus rentable à piquer la rouille sur le pont de jour que de veiller
la nuit !.. Et pourtant un matelot veilleur qui, par sa vigilance, aurait sauvé du naufrage un super
pétrolier en pleine charge, justifierait son salaire pendant 3.000 ans !..
A quand la collision au large d'Ouessant entre un pétrolier géant de 300.000 tonnes de port en
lourd et un méthanier de 130.000 M
3 ? Dans ce scénario catastrophe les experts s'accordent
à dire qu'il y a deux possibilités :
- Explosions en chaînes, cuve après cuve (6) sur le gazier et incendie gigantesque à suivre à
bord du pétrolier. Le gaz liquéfié à -162º détruisant les structures en acier ordinaire des deux
navires, ce qui aurait pour effet immédiat de "libérer" à la Mer une grande partie de la cargaison
du tanker, d'où une pollution majeure sans précédent !..
- Deuxième hypothèse à peine plus optimiste :
Le gaz naturel s'échappant de la cuve éventrée, passant de -160º à + 20º, demanderait une énorme
quantité de calories d'où gel de tout ce qui est autour du navire, mer et pétrole ! Un iceberg,
noir de pétrole, enfermant les carcasses disloquées des deux navires dériverait vers les côtes
bretonnes !..Le magma d'hydrocarbures emprisonné dans la glace, se liquéfiant à la surface de la
Mer d'Iroise au fur et à mesure de la fonte de l'iceberg !
Dans les deux cas de figure il est évident que la soixantaine de marins composant les deux
équipages ne survivraient pas à semblable catastrophe :
soufflés et brûlés par les violentes déflagrations et incendies ou cryogénés par le froid, il n'y
aurait aucun survivant !
La réponse à ces dangers potentiels a failli être donnée en Juin 1979. quand de nuit par beau
temps et bonne visibilité, l'officier de quart (norvégien), assoupi sur la passerelle du super
méthanier libérien "El Paso Paul Kaiser" de 280 mètres de long et chargé de 90.000 M
3 de
gaz naturel (liquéfié) saharien, oublia de virer dans le Sud de la pointe d'Europe pour embouquer le
détroit de Gibraltar. Il termina sa course folle en s'empalant à pleine vitesse sur une roche (La
Perle...) située à moins d'un mille nautique des côtes espagnoles!
Sa double coque fut éventrée sur 180 mètres de long, 10 à 15m de large et 5 mètres de hauteur !
Chance inouïe maigre la violence du choc, la barrière primaire en inox de la cuve N°1, quoique
enfoncée de 20 cm sur 12 m
2, tint le coup !.. A quelques centimètres prés c'était
l'Apocalypse ... et la réponse à toutes nos interrogations !
Force est de constater que malgré le degré de haute technicité de la plupart des navires qui
sillonnent les océans, le facteur humain est devenu la cause première de trop nombreuses fortunes de
mer. Paradoxalement le Marin devient le Maillon Faible de toute la chaîne du transport maritime bien
que la flotte mondiale se modernise. 75% des accidents en Mer résultent des facteurs Stress et Fatigue !
Il faut donc se donner les moyens d'une vraie politique sécuritaire, globale qui prendra notamment en
compte cet important facteur humain trop négligé par le passé.
Les taches ne manquent pas pour améliorer la Prévention dite Sécurité Primaire, comme par
exemple (liste non exhaustive) :
- Se doter d'Aides à la navigation supplémentaires, développer par exemple le fameux A.I.S
(Automatic Identification System) par balises transpondeuses, permettant aux navires de
s'identifier entre eux et de convenir aisément d'une route de dégagement en cas de risque
d'abordage. Dès Janvier 1982 nous réclamions dans la presse ce système de transpondeurs
d'identification automatique ! C'était il y a un peu plus de 20 ans...
De plus, il n'y a toujours pas de "Boites Noires" à bord des navires marchands pour enregistrer
tous les paramètres concernant la navigation, la conduite du navire dans son ensemble et
notamment les conversations et manœuvres exécutées en cas d'événement de Mer.
- Application stricte des règlements existants, ils sont suffisants : LOAD LINES 66. STCW 95,
SOLAS 74, MARPOL 78, COLREG 72 et autre ISM Code constituent un arsenal de règlements, conventions
internationales et codes qui, s'ils étaient appliqués et respectés par tous, permettraient de
tendre vers la tolérance zéro en matière d'infractions et de lutter ainsi d'une manière plus
efficace contre les pavillons de complaisance trop souvent synonymes de navires sous normes voire
de poubelles flottantes.
- Renforcement des inspections et contrôles des navires, de l'état de navigabilité par l' État
du port avec l'application au minimum du Mémorandum de Paris 82, le MoU. Hélas la France est un
des plus mauvais élèves de l'Europe avec seulement 12% des navires contrôlés en 2001 !
L' année 2002 devrait être une "annus horribilis" puisque la barre fatidique des 10% sera frôlée,
au lieu des 25% réclamés !.. Un comble pour le pays le plus exposé et le plus éprouvé !
Il faut aussi contrôler systématiquement les effectifs embarqués et la qualification des équipages
ainsi que des conditions de vie à bord, sans oublier l'organisation du travail en vigueur sur
chaque navire. Lourde charge pour ces inspecteurs qui devront être d'une grande compétence et en
nombre suffisant.
Les inspecteurs devront être à même de superviser efficacement les travaux des sociétés de
classification lors des visites quadriennales et autres. On sait que les contrôles de ces sociétés
posent un gros problème de crédibilité du fait du manque de sérieux de certaines sociétés taxées
de complaisance vis à vis de leurs clients armateurs... Il faut à tout prix éliminer ces vieilles
bailles rongées par la rouille, l'exemple du pétrolier "Prestige", illustre encore une fois
l'urgence des mesures a prendre.
- Nécessité d'avoir des moyens de surveillance, de sauvetage et d'antipollution adaptés etc.
disposés aux endroits stratégiques.
Vaste programme en vérité. L'Europe se doit d'assurer la sécurité du transport maritime et la
sauvegarde de la vie humaine dans les eaux communautaires en mettant sur pied la Garde Côtière
Européenne que tous les Marins appellent de leurs vœux depuis des décennies. Seul organisme capable
de faire adopter et respecter une politique commune pour améliorer la Sécurité en Mer.
On ne peut
plus transporter n'importe quoi, n'importe comment !
Hors de l'Europe, point de salut !
L'Agence de Sécurité Maritime Européenne en sera la première pierre angulaire. Il va de soi que
Brest se doit d'être son Port d'Attache du fait de sa position privilégiée à la proue de l'Europe.
Port refuge, station de sauvetage renommée à la croisée des voies maritimes reliant le Vieux
Continent au reste du monde. Plus de 50.000 navires doublent Ouessant chaque année ! Du fait de cette
pôle position, Brest et sa région n'ont pas été épargnées ces dernières décennies par des catastrophes
maritimes causant des désastres écologiques majeurs et de lourds préjudices économiques.
Si Brest est désignée, comme nous le souhaitons ardemment, en tant que siège de l'Agence de
Sécurité Maritime ce serait enfin un signal fort donné par l'Union Européenne pour bien démontrer que
le Bon Sens est à la barre à Bruxelles. Cette mesure démontrerait que l'Europe des 15, préoccupée par
l'aggravation des catastrophes maritimes, est soucieuse de lutter avec efficacité contre l'Insécurité
sur Mer et qu'elle est fermement décidée à tout mettre en œuvre pour assainir le transport maritime
dans ses eaux et protéger son littoral.
Cdt Michel BOUGEARD
Glossaire :
- LOAD LINES 66
- OMBO
- MoU
- COLREG 72
- SOLAS 74
- MARPOL 78
- STCW 95
- ISM Code
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Convention sur les Lignes de Charge ratifiée en 1966, définissant l'enfoncement maximum permissible d'un navire
traversant une zone bien déterminée à une période donnée.
One Man on Bridge Operated. Veille passerelle à un seul homme.
Mémorandum of Understanding, signé à Paris en 1982 (revu en 1996), régissant le contrôle des navires par l'État du
port.
Règlement international pour prévenir les abordages en Mer.
Safety Of Life At Sea. Convention sur la Sauvegarde de la vie humaine en Mer, amendée en 1983 et 1990.
Convention traitant de la Prévention des Pollutions marines.
Standards of Training. Certification and Watchkeeping. Convention datant de 1978 révisée en 1995, définissant les
normes de formation, de brevet et de veille.
International Safety Management code. Système de gestion de la Sécurité, à bord des navires et dans les Armements à
terre.
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