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Le capitaine et le pilote : l'esprit d'équipe



Le pilote est par définition un «pratique du port», un conseiller qu'il faut écouter, mais qui ne diminue en rien la responsabilité du capitaine. Tous deux ont un but commun, amener rapidement le navire à quai, et sans accident. Cette relation fait l'objet d'un certain nombre d'idées reçues et de clichés, et la perception du capitaine par le pilote peut s'opposer à celle du pilote vu par le capitaine. Le pilote de Marseille Eric BARON nous fait part de son analyse, et nous l'en remercions.





       Le commandant et le pilote forment une équipe. Ils travaillent ensemble avec comme objectif commun la sécurité du navire dans l’espace portuaire. Pour que cette équipe fonctionne bien il faut que les personnes qui la constituent admettent que la performance collective est liée à la mise en harmonie de leurs compétences individuelles. La planification des actions et les procédures d’échanges d’informations sont les préalables nécessaires à la confiance et à la synergie.

Le danger

       En manœuvre, le danger se cache souvent derrière un concours de circonstances difficile à anticiper. Que peut-il arriver ? Quelles seront les conséquences ? Quelle probabilité ? Comment peut-on réduire le risque ? Ces questions, le commandant et le pilote se les posent à chaque manœuvre et plus encore lorsqu’on s’approche des limites de sécurité. Ils évaluent les enjeux, pèsent le pour et le contre, en connaissance de cause, et acceptent ou pas d’assumer un risque en fonction de la perception qu’ils ont de la situation et de son évolution. Cette perception reste subjective puisqu’elle dépend des informations disponibles lors de la prise de décision mais également de leurs connaissances générales, de leurs expériences respectives, de leur personnalité, de leurs motivations, de leurs cultures… Pour le commandant comme pour le pilote, le risque est alors de faire une erreur, de ne pas percevoir correctement la réalité, de se tromper, de faire confiance alors qu’il ne fallait pas, de croire vrai ce qui est faux ou inversement.

       Pour être compétent, il faut bien percevoir la réalité et les dangers. Toutefois, le concept de réalité nautique est autant scientifique que philosophique. Il désigne, à un instant et en un lieu donnés, ce que nous percevons comme concret. Le jugement reste donc relatif à un référentiel de temps de lieu et de personne.
Le vent est un exemple de phénomène physique important pour les marins, mais dont la réalité est particulièrement difficile à percevoir : faut-il plutôt prendre en compte le vent mesuré par l’anémomètre, le vent moyen, sa direction, les rafales, la voilure du navire, l’influence des constructions dans le port, ou faut-il se fier à son instinct ? L’usage consiste à prendre en compte l’ensemble de ces paramètres et à les pondérer grâce à notre expérience. Dans la pratique de notre métier, l’analyse d’un problème préalable à l’établissement d’un jugement et à la prise de décision est donc subjective, car dépendante des expériences vécues.

La confiance

       En manœuvre, nous savons qu’il ne faut pas avoir trop de certitudes. Seul le doute peut enrichir la compétence. Le philosophe Descartes nous l’explique en montrant que le doute méthodologique est la seule approche rationnelle pour faire progresser la connaissance. Dans sa démarche, la notion de méthode est importante. Elle écarte l’idée que le doute implique systématiquement un manque de confiance en soi. Par contre, elle impose de relativiser son jugement et de confronter sa vision de la réalité avec d’autres personnes compétentes. À ce moment de la réflexion, il devient plus clair que le commandant, connaissant parfaitement les caractéristiques de son navire et les possibilités de son équipage, et le pilote du port, ayant une bonne expérience du comportement des navires dans l’environnement portuaire, doivent réunir leurs savoirs pour sécuriser la manœuvre du navire. La qualité de leur communication et la relation de confiance qu’ils vont créer, protègent le navire contre la part subjective du jugement.
Pour sécuriser cet échange, Il faut formaliser une analyse de la situation conduisant à une spécification claire des objectifs à atteindre et des moyens à mettre en œuvre (capacité manœuvrière du navire, environnement nautique et météorologique, remorqueurs, trafic ...). Cette analyse, dont l’objectivité ne peut être garantie que par l’indépendance et l’exclusivité d’action dont bénéficie le pilote, doit donner lieu à une procédure d’échange d’informations (Master Pilot Exchange) au cours de laquelle les détails du Passage Plan et les rôles de chacun sont clairement explicités.

La décision

       Ensuite dans l’action, la maîtrise du navire conduit à prendre des décisions. Plus elles s’enchaînent rapidement plus la rationalité de celles-ci peut sembler limitée. Elles sont souvent semi-empiriques car elles intègrent un nombre de données importantes qu’il faut recueillir puis structurer. Au final, plusieurs solutions apparaissent et l’expérience permet de choisir celle qui semble être la meilleure.
Lorsque les conditions nautiques sont mauvaises ou plus globalement en situation de stress, les décisions ont un caractère empirique encore plus prononcé. Elles présentent un certain degré d’incertitude car les données sont, soit trop importantes en nombre, soit trop faibles en nombre, soit trop complexes pour que la décision puisse être qualifiée de rationnelle, de logique ou même d’optimale. L’incertitude est présente et le sens marin joue un rôle primordial dans le processus de prise de décision.
Il apparaît dans ce cas que la décision repose sur les caractéristiques propres du décideur, c’est-à-dire sur son flair et son expérience mais aussi sur sa personnalité. Une stratégie innée d’attaque ou de fuite caractérise les attitudes. Elle est associée à une recherche de reconnaissance de la part des autres. Serai-je félicité ou critiqué si je fais face ou si je fuis ? Serai-je perçu comme courageux ou comme téméraire, prudent ou peureux ?

       Pourtant dans les situations de travail où le risque doit être maîtrisé, c’est l’accomplissement d’une tâche qui doit justifier la prise de décisions. L’apprentissage d’une tâche consiste d’ailleurs avant tout à savoir ordonner des décisions. Pour cela, il faut assimiler les connaissances théoriques nécessaires, puis être capable de comprendre le problème, avoir le savoir faire nécessaire pour réaliser la tâche puis évaluer l’efficacité de son accomplissement. L’influence de la personnalité doit être limitée.

La personnalité

       La personnalité explique l’originalité et la spécificité de la manière d'être d’un individu. Carl Gustav Jung (médecin psychologue suisse, 1875-1961) a tenté d’en percer les secrets en développant la théorie des « types psychologiques ». Cette théorie influence aujourd’hui de nombreux spécialistes du management. Elle décrit la personnalité suivant 3 axes : introverti – extraverti ; intuitif – factuel ; intellectuel – affectif. Elle différentie aussi 2 paires de fonctions de la personnalité : la pensée - le sentiment et l’intuition - la sensation (une de ces quatre fonctions est dominante chez chacun d’entre nous). Au total 16 différents types psychologiques apparaissent pour justifier les différences de « fonctionnement » entre les individus.

       Il est incohérent de vouloir « classer » les personnes avec lesquelles nous travaillons. Toutefois, des comportements particuliers liés à des personnalités et les difficultés relationnelles qu’ils induisent s’observent sur les passerelles :
  1. Comportement autocratique – Le leader (Capitaine, pilote…) se comporte en « chef » autoritaire. Il refuse toute coopération perçue comme une critique. Il cherche à montrer qu’il est sûr de lui, mais en fait, il masque certainement ses insuffisances et un manque de confiance en lui.
  2. Comportement égocentré - Le leader égocentré ne fait pas de briefing. En adoptant la même attitude, les membres de l’équipe passerelle s’engagent dans des projets d’action indépendants. La synergie est absente car chacun travaille dans son coin sans s’intéresser aux autres, mais l’égocentré croit tout de même que les autres sont au courant de ce qu’il fait. Il s’étonne que personne ne l’aide à détecter ses erreurs.
  3. Comportement expert – « tu ne vas pas m’apprendre à naviguer » le leader expert prend en général de bonnes décisions mais il ne prend pas le temps ou ne peut pas forcement les justifier. Il s’isole d’autant plus facilement que sa différence d’âge avec ses collaborateurs est importante. La sur-confiance qui le caractérise fait qu’il ne ressent pas le besoin d’une procédure de communication qui favorise pourtant la détection des erreurs.
  4. Fatigué - Le mauvais temps, les rotations rapides, le manque de repos sont autant de critères qui favorisent la fatigue de l’équipage. Le leader fatigué apparaît renfermé, susceptible. Il ne communique pas ou peu et repousse le moment de décider. Il se rapproche inconsciemment du danger.
  5. Laisser faire – Ce leader a davantage le souci de plaire que de bien faire. Il n’exerce plus vraiment son autorité. Ce type de comportement est fréquent lorsque les membres de l’équipe se connaissent bien. Une décontraction excessive s’installe sur la passerelle. La logique de décision (évaluation collective de la situation puis choix de la solution par le commandant) n’est plus vraiment respectée. L’imprévu devient très difficile à gérer.
  6. Comportement conformiste - Chaque compagnie et parfois même chaque navire de la compagnie a ses propres usages. Le conformiste suit aveuglément ces pratiques même s’il manque des compétences nécessaires à l’accomplissement des tâches qui lui sont confiées. Il disperse alors son attention dans la recherche d’assentiment de la part des autres membres de l’équipe. Il manque de performance. Il ne fait rien sans qu’on lui dise. Il manque également d’autonomie de jugement.
  7. Comportement ludique – Il y a de nombreux aspects attrayants dans la manœuvre : anticiper, prendre une bonne décision, contrôler un navire lourd et puissant, faire face à un risque. Tout cela est gratifiant. Mais les dimensions ludiques du métier doivent rester contrôlées. Faut-il prendre des risques inconsidérés pour se faire plaisir ? Est-ce un jeu de manœuvrer ?
  8. Novice – le novice manque d’expérience. Il ne dispose donc pas des automatismes pour hiérarchiser les problèmes. Il se perd souvent dans les détails et rate l’essentiel. Il peut avoir une mauvaise perception du risque.
Cette liste peut sembler caricaturale. Pourtant, le modèle SHEL (Software-Hardware-Liveware), développé par FH Hawkins en 1975, montre que chaque opérateur d’un système homme/machine se voit au centre du système, en interaction et en interdépendance avec les autres opérateurs et avec la machine. On imagine aisément que le capitaine peut avoir ce sentiment d’être au cœur du système. On imagine aussi que le pilote peut avoir le même sentiment. Cette perception contribue à tendre les pièges précédemment énoncés par la liste des «comportements types».

La synergie

       L’expérience montre qu’une répartition des tâches entre le capitaine et le pilote, basée sur la confiance mutuelle et l’indépendance d’esprit (sans aucune subordination possible), permet d’améliorer la performance et de limiter les risques d’erreur. Elle conduit à des prises de décisions assumées conjointement. La synergie (1+1 > 2) impose un esprit d’équipe et un certain nombre de règles pour que le projet d’action puisse se mettre en place. En premier lieu :
  1. Je fais confiance parce que je suis en mesure d’exercer un contrôle.
  2. On me fait confiance parce que j’adopte le comportement prévu.
       Improviser dans l’urgence est très difficile, en particulier en manœuvre. Il est donc souhaitable de choisir la voie des actions planifiées pour travailler en équipe et enrichir son expérience. Cette démarche permet de gérer l’urgence en cherchant, dans la réalité d’une situation, la procédure ou la suite de procédures qui permettront de solutionner le problème. La procédure ne s‘oppose pas au raisonnement, bien au contraire. Dans notre domaine, raisonner c’est enchaîner logiquement des propositions en se conformant à des règles. C’est aussi situer une pensée dans un contexte de circonstances, de causes et de conséquences. La procédure est en ce sens un raisonnement logique pour atteindre un but récurant de l’exploitation du navire. Elle s’applique dans des circonstances particulières et limite les erreurs liées aux conséquences prévisibles. Elle sécurise le travail lorsque l’expérience du navigant est suffisante pour identifier le but, le contexte et les conséquences. Elle évolue grâce à la fécondité de l’esprit de celui qui la pratique.

       Le cas particulier de la manœuvre offre un exemple du regard qu’il faut porter sur les procédures. Il n’y a pas de check-list pour décrire une manœuvre pas à pas. L’intuition développée par l’expérience est trop présente. Par contre, il faut vérifier un à un les appareils de communications et de manœuvre utilisés. Il faut aussi standardiser le processus d’échange d’informations entre le pilote et l’équipe passerelle pour que le Passage Plan soit approuvé de tous. La procédure est ainsi plus un savoir faire qu’une check-list. C’est une manière d’appréhender la tâche avec la rigueur et la compétence qui favorisent la synergie.

L’esprit d’équipe

       La synergie qui renforce la performance d’un groupe est irremplaçable sur la passerelle d’un navire en manoeuvre. Elle implique un esprit d’équipe. La synergie dans l’organisation du travail d’un équipage relève bien évidemment du commandant du navire et de son armateur mais également de l’autorité portuaire, de la station de pilotage et des services d’assistance portuaire puisqu’il est question de sécurité au sens le plus large. Pour que les risques soient maîtrisés, cette synergie est pour nous synonyme de discernement, d’anticipation, de vigilance, d’empathie mais surtout de solidarité.

       La formation au facteur humain trouve lentement sa place dans notre univers maritime. Elle enrichit le regard que nous devons porter sur la sécurité des navires et des ports. Pour s’approprier cette formation, il faut la traduire en actes dans notre vie professionnelle. Le premier de ces actes consiste à valoriser l’esprit d’équipe…

Eric BARON,
pilote de Marseille


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