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O tempora, O mores... maritimes
J'ai commencé ma navigation en 1975 à la CMCR, à une époque où le nombre de cargos de divers était largement supérieur à celui des porte-conteneurs dont l'arrivée ne laissait pas augurer cette révolution qui a bousculé les transports maritimes ainsi que les façons de naviguer et de commander. Puis je suis rentré dans une compagnie de navigation ne possédant que des navires rouliers, autres grands symboles des évolutions du métier, où je commande depuis 1989.
A mes débuts de navigation, j'ai rencontré des commandants, des "messieurs" comme on disait, héritiers de cette époque que raconte notre collègue Alain Arbeille dans son livre "Capitaine au long cours".
Epoque où l'on pouvait voir un commandant, trouvant que l'agent était un peu lent à faire embarquer le fret, aller chercher lui-même, avec les moyens du bord, un train de billes de bois dans un golfe d'Afrique.
Epoque où, en raison de communications plus compliquées à mettre en œuvre, le commandant n'était pas suspendu aux liaisons avec le siège. Je me souviens de commentaires goguenards au carré, lorsqu'un jeune promu commandant quittait la table à la fin du déjeuner avec le radio pour aller téléphoner à l'armement: "Tiens, il va demander l'autorisation d'aller pisser".
Epoque où le commandant restait seul maître de ses choix de route sans les "conseils" de routeurs météo assis confortablement dans des bureaux immobiles.
Epoque où le commandant avait son mot à dire sur la composition de son équipage, où il avait pouvoir de débarquer sur le champ du personnel à l’instar de cet officier radio embarquant qui avait eu pour seul tort de passer avec sa grosse valise dans la coursive du commandant.
Epoque où le commandant était un vrai pacha, qui ne remplissait quasiment qu’un seul document administratif, son journal de mer, écrit parfois sous la dictée par l'écrivain du bord, et n'était pas encore devenu un véritable secrétaire occupé à remplir des tonnes de paperasse ou à répondre aux mails, pouvant ainsi se consacrer pleinement à la conduite de l'expédition maritime.
Epoque où, pour commander, un seul brevet inaliénable était suffisant, remplacé aujourd’hui par tout un fascicule de certificats à durée de vie limitée.
Epoque où le commandant pouvait avoir une très belle maison dans la "Vallée des singes" ou ailleurs, et employer parfois du personnel à domicile.
Epoque où le commandant ne devait rendre de comptes qu'à l'armateur souvent personnifié, ce qui justifiait la nécessaire confiance et le fameux "lien commercial", et non pas à tout un panel de "chefaillons" dont les pires sont parfois d'anciens navigants, ayant peu voire pas du tout commandé, qui se comportent souvent comme des vieilles p.... repenties.
Epoque où le commandant pouvait assumer ses responsabilités, consécutives de ses propres choix, et ne devait pas assumer celles découlant de décisions prises par des terriens.
Epoque enfin, où, suite à une fortune de mer, le commandant pouvait encore être considéré comme un héros plutôt que d'être systématiquement jugé à priori comme un criminel des mers.
Bien sûr l'époque n'était pas si "bénie" et nos anciens ont connu leur lot de difficultés. Mais les temps ont changé, les moeurs maritimes aussi. Ces dernières années, la pression sur les capitaines de navires s'est accrue considérablement, non seulement règlementairement et administrativement mais également et de surcroît au sein même des entreprises maritimes. Le commandant doit plus se méfier des terriens que des dangers de mer ou de terre. Il doit plus se battre en interne qu'en externe, contre les services de terre: technique qui rogne sur les dépenses de maintenance parfois limite au détriment de la sécurité du navire, armement qui aimerait réduire les effectifs à sa seule personne (et encore!), commercial qui cherche, au nom du sacro saint service au client, à imposer n'importe quoi, souvent à l’opposé du bon sens marin, parfois aussi au détriment de la sécurité du navire.
Il ne reste de cette époque que le "lien de confiance" qui permet à "l'armateur" de se débarrasser sur le champ d'un commandant jugé insoumis.
Car aujourd'hui, la volonté des entreprises maritimes est de placer les commandants au dessus des autres officiers en le faisant monter sur un tabouret avec une vis sans fin, dévissée au maximum. Dès lors à la moindre insatisfaction d’un chef de service de l'entreprise, il suffit de donner un quart de tour supplémentaire pour faire chuter celui qui a eu la faiblesse de croire qu'il était un peu au dessus du lot et que ce soit disant lien de confiance pouvait être également une forme de protection. Nous avons tous des exemples avec des collègues que nous connaissons personnellement ou non, le cas de Philippe Deruy étant le plus dramatique.
L'Afcan a été créée, ainsi qu'indiqué dans ses statuts pour "représenter et défendre les droits et intérêts moraux et matériels inhérents à l'exercice de la fonction de capitaine de navire ainsi que de susciter toutes initiatives à ce sujet". De fait, le capitaine n'est redevenu qu'un officier ordinaire avec des responsabilités extraordinaires et hors normes, dont le statut particulier n'a fait que se dégrader. L'Afcan se doit tout mettre en oeuvre pour favoriser la mise en place dans les textes d'une meilleure protection du capitaine face à des méthodes de management de plus en plus brutales. Ce serait accorder à notre collègue Philippe Deruy sa plus belle revanche et lui offrir sa réhabilitation.
Cdt P. Le Vigouroux
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