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Faut-il « désarmer » l'établissement national des invalides de la Marine (ENIM) ?


« Les ordonnances de 1945 créant la Sécurité sociale ont préservé les régimes déjà en place, construits par et pour certaines professions au cours des siècles précédents. Devenus régimes spéciaux après 1945, compte tenu du régime général, ils ont fait l'objet de débats politiques passionnés au gré des réformes successives de l'assurance vieillesse depuis 1993. En effet, le terme « régime spécial » renvoie un son anachronique à l'ère de la contrainte budgétaire et de la nouvelle gestion publique ». (Dylan Vloëbergh-Lair(1), « la Sécurité sociale des marins »)

Relevant de cette catégorie, le régime social des marins a été régulièrement mis à l'index pour ses règles complexes et son rapport démographique très défavorable, à l'origine d'un déficit couvert par l'Etat. C'est dans ce contexte que le projet de loi instituant un système universel de retraite (SUR), déposé au début de l'année 2020 par le gouvernement, a ouvert la voie à la mise en extension à long terme du régime social des marins(2).
Porteur d'un esprit initialement pionnier, il est néanmoins le premier système de protection sociale fondé sur la solidarité professionnelle.

Les origines de la protection sociale des marins


Colbert est le premier à se pencher sur le problème de la situation des gens de mer et de leur devenir.

Auparavant les gens de mer n'étaient soumis à aucun contrôle. Pour le recrutement de la flotte royale, on utilisait le « système de la presse » : selon les besoins on saisissait les marins dans les ports, volontaires ou non, et on les obligeait à embarquer sur les vaisseaux du roi.

 
Colbert va remplacer ce recrutement anarchique et autoritaire par le « système des classes ».
A partir de 1668 les gens de mer sont recensés et répartis par « classes » appelées à servir par roulement dans la Marine tous les trois ans, c'est-à-dire une année pour le roi, une année à la pêche et une année au commerce.
Ce système avait l'avantage d'assurer un recrutement régulier pour la Marine royale, sans nuire pour autant à la marine de commerce et à la pêche, et en contrepartie, allait assurer aux recrutés un certain nombre de secours qui, avec un recul de trois siècles, nous paraissent remarquables. Outre une solde, les gens de mer reçoivent des avantages « sociaux » importants, avec des soins et des indemnités en cas de maladie ou d'accident, une pension pour invalidité avec attribution à la veuve en cas de décès. Le Fonds des invalides, créé en 1673 par Colbert, est alimenté par un prélèvement sur les soldes (6 deniers par livre soit 2,5 % de la solde) et sur les dépenses générales de la marine (y compris la construction navale).

 
L'ordonnance sur la marine, publiée en 1681, codifie le fonctionnement de la marine de commerce. Elle s'appuie sur des textes anciens comme les rôles d'Oléron et la jurisprudence des consulats de la mer, et précise le contenu du contrat d'engagement, la définition de la tâche, le contrat à la part avec une protection sociale a minima, le lien de subordination avec le recours à des peines corporelles (qui sont abolies à la fin du XIXe siècle), les salaires, les assurances, les cas d'avaries.

Cette organisation est maintenue jusqu'à la Révolution et elle est pérennisée par la loi du 3 Brumaire an IV, révolutionnant le système des classes par la création de « l'Inscription maritime ». Celle-ci améliore le montant des pensions, élargit l'accès à la demi-solde et prend davantage en compte la famille du marin (ce qui est présenté comme un « privilège » sans mention du service rendu !). La même tendance se poursuit au XIXe siècle avec une extension des pensions aux ascendants et aux descendants, une amélioration du montant des retraites et une meilleure couverture des risques et accidents maritimes.

Ce système de protection, envié car exorbitant du droit commun, a été décrié selon les périodes, jusqu'à être menacé de disparition.
Ainsi, dans sa séance du 4 février 1870, le Corps législatif a décidé l'ouverture d'une enquête spéciale sur la situation de la marine marchande, et en particulier sur l'Inscription maritime, au motif qu'elle était une entrave au succès et au développement de la navigation.
La commission d'enquête parlementaire avait pour mission de mener à bien cette tâche délicate en étudiant cette institution à fond et sur toutes ses faces.
Les défenseurs de l'Inscription maritime en réclamaient le maintien au motif qu'instituée depuis deux cents ans par Colbert, elle était un bienfait pour les marins qui en sollicitent eux-mêmes le maintien, et qu'elle était utile au développement de notre industrie maritime et indispensable à notre marine militaire. Un mémoire sur l'histoire, la situation et l'avenir de l'Inscription maritime(3), déniant ces assertions, a même été adressé à la commission d'enquête en apportant la preuve que l'Inscription maritime a toujours contribué à empêcher le développement de notre marine marchande.

Actuellement, le régime établi pour les gens de mer et l'Etablissement des Invalides sont pérennes. Ce dernier est devenu l'ENIM, et c'est sous cette appellation qu'il perdure et continue de gérer la sécurité sociale des marins. Mais dans la présentation de l'établissement, il est précisé que « le régime de sécurité sociale des marins géré par l'ENIM est un régime spécial », au sens de l'article L. 711.1 du code de la sécurité sociale. Il est alors évident que ce régime se considère encore comme particulier et adapté à un milieu exigeant.

Le système social des gens de mer, un régime spécial à l'usage de privilégiés ?

En 1846, dans un discours, Thiers déclare, au sujet de l'établissement des Invalides de la Marine :
Colbert a dit : « Si je prends votre vie, en revanche je suis votre père nourricier ; j'institue la caisse des Invalides qui n'existe nulle part. Quand vous serez vieux, quand vous serez devenus infirmes au service, je pourvoirai à vos besoins ; si vous avez une femme et des enfants qui, pendant vos longues absences, manquent de pain, la Caisse des Invalides leur en donnera. Telle a été cette institution de paternité, ou plutôt de maternité, qui est le contrepoids de l'inscription maritime. » Ce système de protection qui semble être décrié par période, envié car exorbitant du droit commun, est-il un système de privilégiés ?

Les bénéficiaires de l'ENIM

Devenu formellement Etablissement national des invalides de la marine en 1930(4), ce système de protection des marins incarne depuis plus de trois siècles la solidarité entre les gens de mer. Les bénéficiaires relevant obligatoirement de l'ENIM sont les marins français embarqués sur des navires de commerce, pêche ou plaisance immatriculés dans un département français de métropole ou d'outre-mer, dans les territoires de Saint-Pierre-et-Miquelon ou des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), en Polynésie française.

Sont aussi bénéficiaires et doivent obligatoirement s'affilier, les marins français embarqués sur des navires étrangers dans le cadre d'un accord de sécurité sociale prévoyant le maintien de l'affiliation à l'ENIM. Il y a aussi les anciens marins devenus pensionnés et les ayants droit des assurés de l'ENIM. La Caisse générale de prévoyance (CGP) couvre les risques maladies, maternité, accidents du travail, maladies professionnelles (AT-MP) et décès.
La pension de retraite est assurée par la Caisse de retraite des marins (CRM) qui gère les pensions et les reversions au bénéfice des ayants droit en cas de décès.
Au titre de ce qu'on appelle les « interventions sociales », l'ENIM développe une action sociale par le biais de versement d'aides aux personnes âgées, et de secours, presque entièrement financée par une subvention de l'Etat.
L'alimentation de l'ENIM se fait sur le même principe du prélèvement différencié, c'est-à-dire que les armateurs contribuent pour la part patronale, et les marins (y compris les pensionnés) pour la part salariale.

Le secteur maritime, secteur le plus accidentogène en France

Pour mémoire, le secteur maritime regroupe quatre genres de navigation : commerce, pêche, cultures marines et plaisance professionnelle, la pêche et le commerce étant les deux principaux secteurs.

 
Le bilan des accidents du travail maritimes(5) fait état en 2019 de 1 887 accidents du travail maritime (ATM) pour un effectif de 38 368 marins ressortissant de l'ENIM ayant travaillé dans les différents secteurs de l'activité maritime, soit un indice de fréquence de 49 pour 1 000 marins.
La pêche et le commerce restent les secteurs les plus accidentogènes avec 93 % du nombre d'accidents. La pêche représente plus de la moitié (58 %) du nombre d'accidents(6).

Le secteur maritime connaît un taux de mortalité plus élevé que dans les autres secteurs d'activités en France. Les accidents mortels y sont 14 fois plus importants que la moyenne française et 5 fois plus fréquents que dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, secteur réputé le plus accidentogène en France.

La pêche reste l'un des secteurs les plus dangereux en termes d'accidents de travail mortels parmi l'ensemble des secteurs d'activités économiques en France : le taux de survenue d'un accident mortel en France y a été 28 fois supérieur à la moyenne nationale et 10 fois supérieur à celui du BTP. Les naufrages et chutes à la mer constituent toujours les premières causes d'accidents mortels.

S'agissant des maladies professionnelles (MP), les troubles musculo-squelettiques (TMS) restent les pathologies les plus fréquentes (111 cas de TMS en 2019, soit 60 % des maladies professionnelles). Pour les gens de mer, ces maladies sont la conséquence de gestes répétés et de la sollicitation excessive des articulations comme par exemple le saisissage des remorques sur les navires « roll on - roll off » ou le démaillage des filets sur les navires de pêche. En deuxième position, avec 34 cas, se trouvent les affections liées à une exposition à l'amiante.
Au total, 186 maladies professionnelles ont été reconnues en 2019, nombre en augmentation de 9 % par rapport à 2018.

Une multi-exposition des marins aux facteurs de risques professionnels

Concernant la sécurité du travail à bord des navires, l'OMI a édicté en 2006 une circulaire concernant les « Directives sur les éléments fondamentaux d'un programme d'hygiène et de sécurité au travail à bord des navires ».
La Convention sur le travail maritime (MLC, 2006), entrée en vigueur en août 2013 et adoptée en octobre 2014, a rendu obligatoire la circulaire OMI. Elle a permis une avancée significative pour harmoniser a minima la protection de la santé et de la sécurité au travail des marins.

La pénibilité du travail des marins résulte de la multi-exposition de facteurs dont les effets sur la santé ont été exposés lors du premier congrès de l'urgence medico-psychologique tenu récemment à Saint-Nazaire.
Faut-il le rappeler, un navire est un lieu de travail flottant qui ne connaît pas d'arrêt (hors période à quai), à bord duquel les marins sont soumis à de nombreux risques psycho-sociaux : éloignements, éléments naturels, risques de météo et de mer, expositions physiques et chimiques, horaires décalés, travail de nuit, équipages multinationaux, isolement familial, harcèlement, piraterie, secours aux naufragés, attaques et brimades diverses lors des escales, par ailleurs de plus en plus courtes.
Quant à l'accès aux soins, il est assuré par un personnel non médical aidé par le CCMM (Centre de consultation médicale maritime), et dans certaines zones traversées par le navire, l'accès au CCMM peut être très difficile voire impossible.
A cela il faut ajouter que le lieu de travail est le milieu de vie du marin de commerce, ce qui empêche une déconnection totale du travail pendant l'embarquement.
La crise sanitaire liée à la pandémie a exacerbé ces risques : le navire est vu comme un milieu favorable à la transmission du virus, avec des moyens médicaux disponibles insuffisants, le refus des autorités portuaires et de l'Etat d'autoriser le marin de débarquer rendant impossible les relèves, voire de la prise en charge des malades lors des escales. Les confinements avant et après embarquements, ainsi que les tests systématiques, sont vécus comme une contrainte supplémentaire.

 
S'agissant de la pêche, la vie est particulièrement difficile : le bateau est bruyant, toujours en mouvement, le pont est souvent glissant, le maniement des engins de pêche peut être dangereux. Les conditions climatiques peuvent être rudes et le marin est souvent amené à travailler dans le vent et l'humidité. Le rythme de travail est très soutenu, il dépend de la durée des marées (nombre de jours consécutifs) qui varient le plus souvent de 1 à 20 jours. A la grande pêche, que l'on appelle aussi « le grand métier », la durée de la campagne s'étend sur trois mois. C'est un des métiers les plus durs avec celui des mineurs, disent les pêcheurs. Le travail s'effectue par tranches de quatre heures, de nuit comme de jour ; les journées sont longues, même pour un côtier qui quitte le port le matin vers 4 ou 5 heures pour revenir le soir vers 16 ou 17 heures.

Le marin se sent souvent déconnecté de la vie à terre. Eloigné de son domicile, il n'a pas de vie de famille. Il doit accepter la vie en collectivité et la discipline. Toutefois, les conditions de vie à bord sont très différentes selon que le pêcheur travaille à la grande pêche, la pêche au large, la pêche côtière ou la petite pêche.

Derrière ces statistiques et ces constatations, la justification du régime social des marins se fait jour. Bien avant la mise œuvre de véritables politiques publiques, visant à prévenir les AT-MP et la mortalité dans la profession, le modèle curatif a impliqué l'existence d'un régime spécial visant à compenser ces risques liés au travail maritime. Que sa justification soit sociologique ou épidémiologique, l'existence de l'ENIM n'en demeure pas moins controversée.

L'ENIM apparaît porteur d'un régime fixé dans ses spécificités, malgré une première mutation

Une longue dégradation démographique

Fondé sur une solidarité interprofessionnelle, le régime social des marins est devenu, de manière progressive et discrète, dépendant de la solidarité du reste de la société. Ses conséquences ont nourri la remise en cause de l'existence de l'ENIM.
La principale cause est l'effet de la dégradation continue de la baisse du nombre de cotisants actifs. Alors que la France comptait 140 000 inscrits maritimes en 1950, elle ne recensait plus que 28 645 actifs en 2020, soit une baisse de 79,5 % en sept décennies.
En 2020, pour un nombre de pensionnés de 109 920(7), le ratio actifs/pensionnés est évalué à 0,26 cotisants pour 1 pensionné (3,8 retraités pour 1 cotisant), taux de couverture le plus faible des régimes spéciaux, alors qu'il était de 0,66 en 1993.
A titre d'exemple, la flotte de commerce française est passée de la 5e place dans le monde dans les années 1960 à la 29e aujourd'hui. Elle compte seulement 186 navires de transport (de plus de 100 tx de jauge brute) contre 424 en 1980.
Le déclin du nombre de navires sous pavillon français et l'emploi maritime en France sur une longue période explique la dégradation du ratio entre le nombre de cotisants et le nombre de retraités. Entre 1993 et 2020, le rapport entre le nombre de marins cotisants au nombre de titulaires de pensions est passé de 0,6 à 0,27.

L'ENIM, un régime dont l'enjeu n'est pas l'équilibre financier

Le régime de retraite des marins n'a jamais été équilibré. Les cotisations de la branche retraite du régime ne représentent qu'une faible part des ressources.
D'une part, le rapport démographique irrémédiablement dégradé a eu une conséquence majeure sur le régime social des marins.
D'autre part, une politique de baisse des cotisations sociales due aux nombreux abattements et exonérations pour la pêche et le commerce(8) pour tenter de redresser la compétitivité du pavillon français, a largement contribué à la diminution des ressources de l'ENIM.
Dans un tel contexte de diminution du nombre de cotisants (tant armateurs que marins) et des taux de cotisation, le recours à des ressources extérieures pour le financement du système ENIM est devenu sans cesse croissant.

Cela s'est traduit par une subvention d'équilibre versée annuellement par l'Etat, à partir de la mission « régimes sociaux et de retraite ». Evaluée en 1984 à 518 millions d'euros, son montant en 2020 était de 823,2 millions d'euros pour 1 004,4 millions d'euros de charges de pensions, soit un ratio de subvention/pensions de 81,2 %. (A titre de comparaison, ce taux était de 61,9 % en 2017 pour la SNCF).
Parmi les régimes de retraite subventionnés par l'Etat, le régime de retraite des marins est celui dont la part de dotation de l'Etat est le plus important.

Parallèlement, l'inexistence d'une branche AT-MP propre à l'ENIM entraîne également un coût pris en charge par la sécurité sociale. Le régime des marins ne dispose pas de branche autonome couvrant les risques d'accidents du travail et de maladie professionnelle. De surcroît, il n'existe pas de contribution employeur ou de cotisation salariale spécifique en matière d'AT-MP. Cette situation apparaît en contradiction avec la forte sinistralité des métiers maritimes. Ainsi les marins victimes d'accident du travail ou de maladie professionnelle ne peuvent recevoir de majoration de rente en cas de faute inexcusable de l'employeur comme c'est le cas dans le régime général.
En conséquence, les dépenses liées à ce risque ont été prises en charge par la CNAM. En 2020, la branche AT-MP de la CNAM a versé 57,3 millions d'euros à l'ENIM.
Cette situation est doublement préjudiciable : d'une part, elle consiste à reporter en totalité sur la collectivité le coût élevé de la forte accidentologie du secteur professionnel maritime ; d'autre part elle aboutit à une déresponsabilisation des armateurs qui sont exemptés de toute contribution aux risques pris par les marins.

La complexité des cotisations salariales

Le régime de retraite et sécurité sociale des marins présente la spécificité d'utiliser le salaire forfaitaire comme assiette pour le calcul des cotisations des marins et des contributions des armateurs, ainsi que pour le calcul des pensions de retraite.

Les salaires forfaitaires sont répartis en 20 catégories de marins qui comprennent chacune jusqu'à 28 fonctions. Il existe au total 210 fonctions dont 75 comptent moins de 10 marins. De plus, pour déterminer la catégorie du salaire forfaitaire, une douzaine d'autres critères doivent être pris en compte, en plus de la fonction, comme par exemple la durée d'exercice, les titres professionnels obtenus, la définition du type de navire ou le type de navigation.
S'agissant des cotisations des armateurs, près de 30 taux coexistent, selon le risque concerné, le secteur maritime, le type de navigation et la taille du navire.
De plus, au fil des crises touchant les secteurs maritimes, différents mécanismes d'exonérations de cotisations patronales ont été créés, tels que les réductions « propriétaire embarqué » sur leurs propres navires armés à la pêche, le « demi-rôle d'équipage » en outre-mer, ou les réductions pour les navires immatriculés sous pavillon RIF.

Ces éléments, couplés à la multiplicité des exonérations et abattements, rendent le calcul et le recouvrement des cotisations afférentes au régime social des marins extrêmement difficiles tant pour les employeurs que pour les services de l'ENIM. Cette complexité entraîne notamment d'importants coûts de gestion pour la CRM et la CGP : 24,7 millions d'euros en 2020.

Les tentatives d'une première mutation

Face à ce constat d'un régime cultivant ses spécificités, dans une situation financière chroniquement déficitaire et d'une complexité réglementaire peu compétitive (bien qu'admise par les marins et armateurs), l'Etat a entrepris une réforme d'ampleur en 2010.
Jusqu'en 2010, l'ENIM était à la fois une direction d'administration centrale, en charge de l'élaboration de la politique de protection sociale des marins, et un établissement public administratif (EPA), en charge de la gestion du régime.
La nature hybride de l'ENIM a causé un certain nombre de difficultés dans la gestion du régime. La priorité était donnée à la fonction régalienne, c'est-à-dire à l'élaboration des normes de protection sociale des marins, au détriment de la qualité du service rendu aux affiliés et des coûts de gestion.
Cette situation explique que l'ENIM soit resté longtemps en marge des autres organismes de retraite et de sécurité sociale.
Le processus de réforme de l'ENIM, lancé à partir de 2009 dans le cadre de la RGPP (révision générale des politiques publiques) a amorcé une première mutation en le transformant en établissement public administratif plein et entier, sous une triple tutelle(9) , et lié à l'Etat par une convention d'objectifs et de gestion (COG), chargée de déterminer les objectifs pluriannuels de gestion et les moyens de fonctionnement dont l'établissement dispose pour les atteindre (le régime des marins était le dernier régime spécial à ne pas avoir signé de COG).
Si cette première mutation a indéniablement constitué un progrès, avec ce virage ambitieux vers le modèle des autres organismes de sécurité sociale, elle n'a pas pour autant impliqué toutes les transformations qui permettraient à l'ENIM d'accompagner les évolutions du monde maritime.

Une voie reste cependant possible : conjuguer la réforme de l'ENIM à la valorisation de l'économie bleue pour le renouvellement de solidarité entre la société française et les gens de mer

La réforme de l'ENIM, et en son sein celle de la CRM et la CGP, n'est pas une idée neuve. Chaque année, le projet de loi de finances donne lieu dans le cadre de la mission « régimes sociaux et de retraites » à des rapports parlementaires qui mettent l'accent sur le régime de retraite des marins qualifié de « structurellement déséquilibré ». Ces rapports soulignent en particulier un ratio démographique fortement défavorable. A ce titre, que les gens de mer conservent un régime spécial ou non, l'effectif des 109 920 pensionnés ne s'éteindra que très lentement, et le déficit ne sera que fondu dans les comptes de l'assurance vieillesse du régime général pendant la transition.
En 2019, 30 302 actifs cotisaient à l'ENIM, alors que la France comptait 29,2 millions d'actifs selon le Bureau international du travail (BIT), les gens de mer ne représentant qu'une infime partie des travailleurs.

Si la réforme ne saurait suffire, une politique ambitieuse pour le secteur maritime s'avère indispensable pour renouveler la solidarité entre la société et les gens de mer. Celle-ci repose sur deux piliers.

Premier pilier du renouvellement de la solidarité entre la société et les gens de mer, la réforme de l'ENIM offre un vaste champ de possibilités, les mesures envisageables sont nombreuses et possibles, et ont été détaillées dans plusieurs rapports.

En premier lieu, le rapport sur l'ENIM de 2006 formulait dix recommandations dont deux sont toujours d'actualité. La première visait le renforcement de l'efficacité de la politique de prévention des accidents du travail, en créant un classement des armateurs et des navires par niveau de risque AT-MP afin de permettre à l'ENIM de mener des actions récursoires contre les armateurs et de mettre à leur charge les prestations supportées par l'ENIM au titre des AT survenus alors que les consignes de sécurité n'étaient pas respectées.
La seconde visait la substitution du salaire réel au salaire forfaitaire pour le calcul des cotisations sociales. Les auteurs du rapport faisaient aussi remarquer que l'existence d'un régime des marins n'est pas propre à la France mais est partagé par la plupart des autres grandes nations européennes (outre la France, huit pays européens disposent d'un régime spécial de retraite ou sécurité sociale pour les marins).

Ensuite, le rapport d'information de 2013 du Sénat (session 2012-2013) estime non pertinente la suppression de l'ENIM et a notamment préconisé l'harmonie partielle avec le régime général, l'instauration d'un âge de départ à la retraite selon la pénibilité de l'emploi occupé, et une simplification concernant les points suivants :
  • l'assouplissement de la grille de salaires forfaitaires par catégories,
  • la réduction du nombre de taux de cotisations patronales applicables aux armateurs,
  • la rationalisation des dispositifs d'exonération de charges sociales.
Le rapport insiste sur la nécessité de rendre le régime plus attractif dans un contexte de forte concurrence de pavillons tiers.

Enfin, s'agissant d'une politique maritime ambitieuse, le rapport de l'Union Fédérale Maritime CFDT (2017), constatant que le déséquilibre du financement du régime de retraite dépend du contexte concurrentiel du secteur maritime, exige la mise en œuvre d'une politique publique pour y faire face. Le régime social des marins est indissociable de la politique maritime.

En tant que second pilier, générer une politique économique ambitieuse en faveur des activités maritimes recèle toutefois une plus grande complexité.

L'enjeu est de pérenniser les activités maritimes que l'ENIM protège en tant que régime de sécurité sociale. Il s'agit de maintenir sa raison d'être, c'est-à-dire les activités liées à la mer, milieu particulièrement hostile qui appelle une protection particulière pour ceux qui y consacrent leur force de travail. Or, faire le choix de maintenir l'ENIM implique de fixer des objectifs ambitieux pour dynamiser les métiers de la mer, donc réduire le déséquilibre entre les cotisants et les pensionnés.
En ce sens, la France a pris plusieurs mesures qui sont les premiers jalons d'une politique en faveur de la valorisation des professions maritimes dans le contexte de la transition vers l'économie « bleue » durable dont relève en particulier le secteur du transport maritime.

Tout d'abord, l'annonce le 4 septembre 2020 par le ministère de la Mer, nouvellement créé, de la mobilisation de 650 millions d'euros pour le secteur maritime dans le plan de relance. Ainsi, dans tous les secteurs du maritime, le ministère de la Mer portera en particulier une grande attention au développement de formations tournées vers les métiers d'avenir du maritime pour renforcer l'attractivité des filières maritimes, porteuses d'emploi.
A ce titre, la mise en œuvre des 150 propositions pour une économie compétitive et décarbonée, présentées en juin 2020 par la député Sophie Panonacle, après consultations lancées dans le cadre du Fontenoy du maritime, a permis d'aboutir à des propositions importantes annoncées en septembre 2021 lors des Assises de l'Economie de la Mer.
L'une de ces propositions concerne notamment la formation, pierre angulaire de toute ambition en matière maritime. Elle a en particulier pour objectif le doublement du nombre d'officiers qui sortent de formation à l'ENSM d'ici 2027.

On peut noter ensuite l'objectif « plus de marins et de bateaux français » du plan stratégique mis au point en décembre 2020 par Armateurs de France. Ce plan est élaboré autour de quatre thématiques dont l'une concerne en particulier l'amélioration de la profession maritime et de son attractivité, car « cela ne rime à rien de vouloir avoir davantage de navires si nous n'avons pas des marins et officiers pour les armer ». L'organisation patronale mise pour cela en l'excellence de la formation à l'ENSM, à laquelle les armateurs doivent continuer à s'investir pour améliorer la qualité de l'enseignement que ce soit avec des équipements, des TP ou lors des embarquements.

Plus récemment, la formation aux métiers de la mer a fait l'objet le 1er février 2022 de la signature d'une convention entre les ministères de l'Education nationale et de la Mer, qui vise en particulier la constitution d'un réseau de formation aux métiers de la mer et la consolidation de la dynamique partenariale de tous les lycées portant un intérêt au maritime.
De même, toujours dans l'esprit de promotion des métiers de la mer, l'ENSM et la Touline viennent de signer le 28 février un partenariat. Les deux organismes souhaitent dans le cadre de ce partenariat collaborer en particulier dans les domaines de la promotion des métiers de la mer auprès des lycéens, l'accompagnement dans la recherche de stages d'emplois et d'embarquements pour les élèves officiers de l'ENSM.

Tout récemment, pour définir et mettre en œuvre l'ambition maritime du gouvernement, la création, le 1er mars 2022, de la Direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (DGAMPA) aura pour objectif de consolider les moyens affectés à la mer et améliorer la visibilité des enjeux maritimes au sein de l'Etat. Cette direction d'administration centrale sera structurée en trois services dont l'un sera consacré en particulier aux flottes et aux marins (emploi maritime, gens de mer, flotte de commerce).

Il s'agit aussi de rendre les métiers de la mer plus attractifs.



Pour cela, il est indispensable de réduire la forte accidentologie et l'exceptionnelle mortalité qui les caractérise. La pénibilité du travail du pêcheur en particulier, marquée par une accidentologie élevée, est une des causes du manque d'attractivité de ce métier parmi les jeunes.
A cette fin, le 8 février 2022, à la Rochelle, la ministre de la Mer et le secrétaire d'Etat chargé des Retraites et de la Santé au travail, ont signé la 3e convention d'objectifs et de gestion (COG cf. supra), qui accompagnera les projets de développement et de service de l'ENIM pour la période 2022-2026. Dans son discours de présentation de la COG, la ministre de la Mer a rappelé que « les marins ont de tout temps été une population spécifique, exposée aux risques sociaux et professionnels, dans un environnement méconnu des « terriens », et à laquelle l'Etat a toujours dédié des mécanismes particuliers ». Elle a ajouté que « si l'Etablissement doit continuer à se moderniser, comme il le fait depuis plus de 500 ans, elle veillera à ce que soit toujours préserver sa capacité à se mettre au service d'une profession règlementée, difficile, peu comprise en dehors du cercle des initiés ».
La prévention des risques professionnels a été au cœur de cette troisième COG, sujet qui permet de redonner toute sa place à l'ENIM en tant qu'architecte de la carrière des marins.

Les mesures présentées dans la COG concernant la réduction des risques professionnels en matière maritime ont été validées lors du dernier CIMer qui s'est tenu le 17 mars 2022. Quatre décisions ont été prises à ce sujet :
  • Augmenter dès 2023 le budget de l'ENIM dédié à la prévention des risques maritimes pour le porter à 3 M d'euros :
  • Faire de l'institut maritime de prévention un acteur essentiel de cette politique ;
  • Acter le principe de la gouvernance de l'ENIM pour en faire le pilote de la politique de prévention des accidents du travail et maladies professionnelles et mieux associer les organisations professionnelles au conseil d'administration ;
  • Responsabiliser les entreprises du secteur en rendant obligatoire la mise en place de prévention au sein des entreprises les plus critiques.

Conclusion

Loin d'être seulement un sujet maritime, le sort de l'ENIM est un sujet de société, celui de la place que la France réserve à cet environnement à part, constitué de femmes et d'hommes bravant les risques à une époque où ceux-ci sont peu acceptés.
Ce sont en effet les spécificités du travail des marins, soulignées par la dangerosité et la pénibilité importantes inhérentes à leur activité, qui justifient l'existence et le maintien d'un régime spécial de retraite.

Aussi, après l'ajournement de la réforme systémique des retraites et la création du ministère de la Mer comme symbole de la volonté présidentielle de faire du XXIe siècle un « siècle maritime », il apparaît souhaitable de raviver la réflexion sur le sort de l'ENIM et le concept protecteur qu'il incarne.
Dès lors, faut-il vraiment désarmer l'ENIM ?



Mais, au-delà de ces considérations, ce sont les choix politiques qui détermineront si la France du XXIe siècle sera effectivement maritime.

Notes

1 Elève à l'Ecole nationale de la sécurité et de l'administration de la mer
2 Article 7, projet de loi du 24 janvier 2020 instituant un système universel de retraite
3 Mémoire sur l'Inscription maritime adressé à la Commission d'enquête, par Jules de Crisenoy, ancien officier de marine
4 Loi du 1er janvier 1930 portant réorganisation des services d'assurance des marins français contre la vieillesse, le décès, et les risques et accidents de leur profession
5 Bilan des accidents du travail et maladies professionnelles maritimes publié par le ministère de la Mer
6 Chiffres donnés par la CNAM
7 Rapport annuel ENIM 2020
8 Ces exonérations concernent les contributions patronales et sont applicables aux cotisations retraites et prévoyance
9 Direction des affaires maritimes (DAM), Direction de la sécurité sociale (DSS), et Direction du budget (DB)

Sources

La sécurité sociale des marins, article de Dylan Vloëbergh, Revue maritime n° 521

Mémoire sur l'Inscription Maritime, adressé à la Commission d'enquête sur la Marine Marchande, par Jules de Cristenoy, ancien officier de marine, Arthus Bertrand, éditeur, 1870 Rapport sur l'ENIM, Inspection générale des affaires sociales (IGAS), Conseil général des ponts et chaussées (CGPC), mission d'audit de modernisation

Retraite des marins : de la réalité su travail aux spécificités du régime, Union fédérale Maritime, CFDT, mai 2017

Rapport d'information fait au nom de la commission des finances du Sénat sur le régime de retraite et de sécurité sociale des marins (ENIM), par M. Francis Delattre, sénateur, session extraordinaire 2012-2013

Notre retraite est-elle menacée ?, article René TYL, bulletin CLC n° 122, du 31/08/2017

Les origines de la protection sociale dans la marine royale puis nationale, par Madame Marie-Laure Goebbels, secrétaire générale de la Société française d'Histoire maritime (SFHM), Académie de Marine, N°3 (avril-juin 2014), novembre 2021

Le marin du 22 décembre 2021, « le Covid-19 a accentué les risques psychologiques à bord »

Premier congrès de l'urgence médico-psychologique des gens de mer, Saint-Nazaire les 7 et 8 octobre 2021, Cdt Hubert Ardillon, Afcan Informations n° 133

Théorie et pratique de l'évaluation des risques maritimes, Cdt Bertrand Apperry, Afcan Informations n°133

« Marin, c'est plus qu'un métier, c'est une vocation. Mais une vocation s'éteint quand le métier perd ses derniers quartiers de noblesse à force d'être ignoré, découragé, méprisé ». (Jeune Marine).

René TYL
Membre de l'AFCAN

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