Acquis pour assurer principalement des rotations fret (camions et remorques) mais avec la possibilité d'embarquer les chauffeurs, le BREIZH IZEL ex Ionocos Expess ex Wanaka est arrivé à Roscoff en 1981 âgé de 11 ans et construit du point de vue manœuvre comme un navire du siècle d'avant. Pour un ferry appelé à manœuvrer plusieurs fois par jour c'était étrange.
En effet même si la puissance est là (2 moteurs Pielstick PC 2 V de 6 000 CV chacun mais petit propulseur), ce sont des moteurs pour hélices à pales fixes et donc à renversement de marche. Pour une compagnie dont la spécialité était déjà de travailler à partir de «ports sans eau» (Ouistreham- Saint Malo- Poole) ou de ports non protégés où personne ne veut venir (Roscoff-Plymouth) tellement les manœuvres sont délicates, y mettre ce type de navire pas facile du tout à manœuvrer il fallait oser.* Mais un certificat de navire à 84 passagers pour ce fréteur c'était…de l'OR ! Rendez-vous compte, on peut prendre tous les chauffeurs de camions !**
Pour un ferry manœuvrant plusieurs fois par jour, la première manœuvre qu'apprennent les jeunes capitaines est celle d'avancer ou de reculer «en crabe» formule imagée par des bretons certainement pour la manœuvre «en oblique» de nos amis pilotes ou encore le «déhalage» de M. BAUDU dans son traité de manœuvre. L'image du crabe passe très bien quand vous avez, un tant soit peu, visité la grève à basse mer du côté de Paimpol ou d'ailleurs.
Il s'agit donc de remonter en oblique vers une autre position parallèle qui est souvent le poste d'accostage, ou de quitter cette même position pour rejoindre l'axe du chenal par exemple.
Ces navires/ferries sont en général dotés d'une bonne puissance et de propulseurs d'étrave pour se passer de remorqueurs en situation maniable (jusque vent force 8 environ) car ils ont une prise au vent importante comme tous les navires à passagers et les porte-conteneurs aujourd'hui.
Le principe de la marche en crabe est simple : un moteur en AV, l'autre en AR et vous jouez avec les gouvernails et la puissance de chacun des moteurs tout en vous aidant du propulseur qui fait ce qu'il peut pour vous maintenir parallèle à votre destination.
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La dextérité du manœuvrier est la puissance demandée à chaque moteur et «ajuster» le bon angle du gouvernail «actif» et la «douceur» dans le cran de pétrole.
Tout cela semble facile sauf qu'il y a des principes à appliquer: moteur du côté de l'avancée en avant et action prépondérante sinon unique du gouvernail correspondant. En effet à ces vitesses faibles l'action des filets d'eau projetés par l'hélice sur le gouvernail est prépondérante. C'est donc l'hélice qui est en avant et son gouvernail correctement positionné qui va amener votre bateau à quai, le moteur en AR ne servant qu'à contrôler l'erre (déplacement en avant ou en arrière dans le sens de la longueur du navire).
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Le déhalage de "Normandie"
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Quand il s'agit d'hélices à pales orientables l'ajustement est relativement aisé, par contre quand il faut stopper le moteur et le relancer dans l'autre sens (action sportive du mécanicien au pied du moteur utilisant de l'air comprimé (toujours en quantité limitée) suivant l'ordre du «chadburn» … c'est beaucoup moins souple. Et il faut compter aussi sur l'effet coup de fouet résultant du lancement du moteur. Lorsqu'on sait qu'on positionne ces navires au centimètre près, cela devient du travail d'artiste. (Je rappelle les dimensions du BZH : 112 m de long/84 passagers et 2 500 tonnes de port en lourd).
Avec Michel LASVALADAS notre expérience existante des hélices à pales orientables aidant, il nous est venu rapidement l'idée suivante : pour éviter le coup de fouet du lancement du moteur et en même temps diminuer la consommation d'air et «manœuvrer en douceur», nous allons garder le même moteur en avant et le plus longtemps possible. Ensuite pour le changement de sens de déplacement au cours de l'évitage ou tout simplement pour «ajuster» le déplacement en crabe, on va se préparer à inverser les 2 moteurs le plus rapidement possible.
Donc avec mon ami chef mécanicien les procédures suivantes furent adoptées :
Lorsque les deux moteurs sont stoppés au même moment, les mécanos se préparent automatiquement à leur inversion. Quelques secondes de gagnées en manoeuvre à Roscoff par force 8, c'est très précieux. Ensuite pour l'ajustement au cm avec un chadburn, la passerelle demandait par téléphone au mécano quelques tours de plus ou de moins que prévu sur un moteur ou sur l'autre… élémentaire mon cher LASVA !
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Donc, tant que l'amarrage n'est pas terminé, comme pour des hélices à pales orientables (encore appelées hélices à pas variable), les deux moteurs sont en route, les hélices brassent l'une en avant et l'autre en arrière. Cela impressionnait pilotes et lamaneurs croyez-moi ! En effet au cours d'un voyage sur un autre navire plusieurs années après le BZH, le pilote de Cork qui servait mon bateau s'en souvenait encore et vous pouvez demander aussi aux «Staff captains» de la ligne Stranraer-Larne ou aux anciens pilotes de Dieppe le souvenir qu'ils en ont !
Conclusion, apparemment beaucoup de choses à penser en même temps pour le manœuvrier : puissance moteur en AV, puissance moteur en AR, bord et angles des gouvernails alors que souvent les rafales de vent vous hurlent à la figure.
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Une chose quand même pour ne pas se rater : toujours ne penser qu'au gouvernail de l'hélice en avant, même si les deux gouvernails sont toujours commandés en parallèle, seul celui qui reçoit les filets d'eau est à considérer, oubliez l'autre même s'il diminue un peu l'effet de son hélice.
Le «Breizh Izel» a donc bourlingué de l'Ecosse à la Mauritanie en passant par Dieppe et les nuits de chargement de remorques de patates primeurs à Roscoff ou Saint Malo (on nous appelait les «hiboux») ou les voyages dans les îles anglo-normandes.
Lorsque quelques années plus tard nous nous sommes trouvés en Finlande Michel LASVALADAS et moi-même pour la construction d'un nouveau bateau beaucoup plus gros avec de belles hélices à pales orientables et des propulseurs bien plus puissants, nous nous sommes penchés avec le technicien de l'appareil à gouverner sur la possibilité de désaccoupler électroniquement le positionnement des 2 gouvernails et encore plus loin, d'automatiser ce désaccouplement de la manière suivante: sitôt un moteur en AR le gouvernail correspondant se met à zéro quelle que soit la position de la commande et reprend la position demandée dès que son moteur est en avant.
Si on pouvait déjà désaccoupler les gouvernails, l'automatisme ci-dessus n'était pas prévu dans la spécification et nous n'étions certainement pas les premiers à faire cette demande mais aujourd'hui je crois que tous les navires adoptent ce dispositif.
Donc, en gros pour éviter d'avoir à trop réfléchir sur la position individuelle des trois commandes : pas des 2 hélices, position des 2 gouvernails, position des 2 propulseurs en même temps, il est courant de positionner les gouvernails en opposé interne (ou «à contre») (Td tout à droite et Bd tout à gauche) et on n'y touche plus jusqu'à la fin de la manœuvre, la douceur des pas d'hélices assurant le positionnement au millimètre en utilisant l'astuce ci-dessus.
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En conclusion
Avec un bateau pas facile à manœuvrer, une telle superbe entente entre chef mécanicien et capitaine manœuvrier, c'était certainement profitable à la confiance de l'armateur, de l'équipage et à la tranquillité d'esprit (ou bon stress) des deux marins concernés.***
NB: Le BZH a participé à une expédition peu ordinaire appelée Sahel 84 animée par Max MENIER (RTL-les routiers sont sympa).
Grâce à l'ISPS je suis repassé depuis à Nouadhibou et avec le même commandant du port nous avons reparlé de la mise « cul à quai » du BZH en affourchant les 2 ancres et surtout des superbes langoustes qu'il m'avait offertes à cette occasion. Le « BZH » a changé de pavillon et de propriétaire en 1989 puis a été démoli fin 2014 seulement après une transformation du côté de Chypre pour prendre plus de passagers bien sûr … sacrés armateurs quand même !
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* Renseignements pris, ce navire avait été construit de cette manière dans un chantier moderne à Hong Kong à la demande expresse assez «rétro» des «Kiwis» (surnom donné aux Néo-Zélandais par les British) qui en furent les premiers propriétaires.
** Ne pas pouvoir prendre tous les chauffeurs était le cauchemar des armateurs à cette époque. Un certificat grec 84 pax existant donc valable en France, c'était un superbe coup.
*** Une de nos traditions était aussi de baptiser les moteurs principaux du nom des mécaniciens de la construction du navire. Je dis bien était, car les noms ont disparus depuis. Cela ne devait pas plaire à certains !
Cdt Bertrand APPERRY
Ancien capitaine du Breizh Izel et du Normandie
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