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l'intelligence artificielle, panacée ou mirage ?


«Le succès de l'Intelligence Artificielle dans les domaines les plus divers, de la conduite automatique à la création de portraits réalistes en passant par le diagnostic médical, ferait presque oublier qu'elle reste faillible». (Le Monde du 20 février 2019)

Dans notre précédent article "Les prémices de l'autonomisation", appliqué au domaine de la navigation maritime, nous avons montré que les prototypes des navires autonomes étaient gérés par l'intelligence artificielle. Mais qu'est donc cette fameuse intelligence artificielle à propos de laquelle on nous abreuve de fantasmes et de fausses idées ?
Lors d'une récente interview(1), Luc Julia, l'un des grands spécialistes mondiaux de l'intelligence artificielle, se référant au concept de Descartes «cogito, ergo sum»(2), a déclaré : «L'intelligence artificielle ne pense pas, donc n'existe pas».
En effet, Luc Julia, dans son dernier ouvrage L'intelligence artificielle n'existe pas, démontre qu'il n'y a pas d'intelligence artificielle (IA) qui échappe à notre contrôle, mais qu'il y a une Intelligence Augmentée qui facilite nos décisions au lieu de les prendre à notre place. Le terme d'intelligence augmentée exprime bien mieux que celui d'intelligence artificielle le fait qu'elle soit conçue pour améliorer notre intelligence plutôt que pour la remplacer. Le but n'est pas de remplacer l'intelligence humaine, ce qui de toute façon est impossible, mais de renforcer ses capacités.
Il ajoute que ce sont les hommes qui gardent le sens critique et le sens commun, compte tenu de
 
leur vécu, de leur sensibilité et de leur assimilation d'expériences, en un mot de leurs connaissances multidisciplinaires.

La genèse de l'intelligence artificielle racontée par Luc Julia

Au préalable, Luc Julia nous rappelle que la machine à calculer de Pascal, la Pascaline(3), est «l'acte fondateur du calcul et de son automatisation», dans les faits la toute première machine d'arithmétique, le tout premier ordinateur.
Deux siècles plus tard, Charles Babbage, un mathématicien et inventeur britannique, s'inspire de la machine de Pascal pour inventer la machine à différence, partiellement achevée au début de 1830, et la machine à analyse, qui n'a jamais vu le jour, la première machine jamais conçue avec l'idée de la programmer.

La notion de l'Intelligence artificielle (IA) émerge en 1956, date à laquelle des scientifiques, réunis en conférence à Dartmouth, pensent qu'ils peuvent recréer dans des machines les mécanismes du cerveau humain. Le terme «intelligence artificielle» est utilisé pour essayer de copier le fonctionnement du cerveau humain. On invente en 1957 un algorithme d'apprentissage, le perceptron, qui prétend simuler au plus près les fonctions des neurones.
Ces réseaux de neurones sont aujourd'hui l'une des bases de l'apprentissage des machines, le «Machine Learning» (ML).
Mais on s'est aperçu que le perceptron, réseau de neurones artificiels, n'a rien à voir avec le cerveau : avec le perceptron, on parle en dizaines de neurones, avec le cerveau, on parle de 100 milliards de neurones. C'est une vue de l'esprit, une belle abstraction, car aujourd'hui nous ne savons même pas comment fonctionne exactement notre cerveau !
Internet, avec sa quantité massive de données, carburant essentiel de tous les algorithmes d'apprentissage, est apparu au milieu des années 1990. Il est rapidement devenu la plus grande base de données au monde et une plateforme d'échange de celles-ci. Elles sont devenues tellement massives que sous le nom de mégadonnées ou «big data» elles ont permis le renouveau de l'intelligence artificielle.
L'évolution du processeur (cerveau de l'ordinateur) a aussi permis à l'IA de faire des progrès considérables. Jusqu'en 2001, on utilisait les CPU (Central Processing Units) pour faire tourner les algorithmes sur les ordinateurs. Avec l'apparition en 2007 des GPU (Graphics Processing Units), et les moyens d'accéder à leurs ressources, on s'est aperçu qu'utiliser une telle architecture permettait des performances énormes, ouvrant les portes d'une nouvelle forme d'apprentissage, le «Deep Learning» (DL), ainsi que le «Machine Learning».

En 2016, Google a sorti un nouveau type de processeurs, les TPU (Tensor Processing Units), unités de traitement de tenseur, spécialisés dans son outil d'apprentissage automatique, TensorFlow.
Les capacités et méthodes de calcul ayant considérablement augmenté, l'IA revient en force et avec elle, son lot des promesses irréalisables, comme la perspective d'un monde délirant où les robots prendraient le pouvoir et nous domineraient, et où l'intelligence artificielle résoudrait tous nos problèmes.
Tout cela, à cause d'un malentendu autour du nom même donné à la discipline, qui n'a rien à voir avec de l'intelligence. L'intelligence artificielle n'existe pas, et l'acronyme IA doit signifier «intelligence augmentée», et Luc Julia nous explique pourquoi.
L'IA classique est fondée sur des règles rigides, définies et balisées.
Dans les méthodes de Machine Learning ou de Deep Learning, on engrange le maximum d'exemples ou de situations représentées mathématiquement, qui vont être retrouvées lorsqu'un évènement similaire se présente au système. Il n'y a là aucune innovation, alors que l'intelligence peut se définir comme la capacité d'innover, de s'intéresser à ce que l'on ne connaît pas.
Or un ordinateur ne crée rien tout seul. Il exécute les tâches pour lesquelles il est fait, c'est-à-dire des tâches programmées. Il n'invente rien, il ne fait que suivre des règles, des exemples et des codes en utilisant les données que nous choisissons pour ces systèmes.
Le concept intelligent de détection des obstacles est le même que celui utilisé pour la construction des voiture autonomes(4). Les technologies sont un mélange de capteurs et de méthodes de guidage.
On se sert de ces capteurs pour découvrir et comprendre l'environnement immédiat de la voiture et réagir à des dangers ou situations qui ne sont pas connus du système de guidage de type GPS.
Cependant, et c'est là la limite de l'Intelligence Artificielle, le système d'autonomisation de la voiture sera concentré uniquement sur la tâche pour laquelle il a été programmé. En effet, il n'a pas l'intelligence de s'adapter aux situations auxquelles il n'a pas été confronté, soit par les règles qu'on lui a données, comme le code de la route, soit par les données avec lesquelles il a été entraîné, comme des images de route, de véhicules ou de piétons.
L'intelligence augmentée est un outil. Les voitures autonomes ne seront jamais complètement autonomes. Seuls les humains peuvent prendre de véritables décisions.
 

L'intelligence artificielle au service de la navigation maritime

L'intelligence artificielle, le big data et l'internet des objets (Internet of the Things, IoT) sont des composantes qui vont offrir de nouvelles opportunités dans le domaine maritime.
Ainsi CMA CGM collabore avec la start-up française Shone afin de développer un système d'intelligence artificielle à bord des navires, dans le but de faciliter le travail des équipages en matière d'aide à la décision, d'aide au pilotage ou de sécurité maritime (cf. article sur «les prémices de l'automatisation»).
De même les armements CMA CGM, Maersk et MSC utilisent l'innovation de la start-up marseillaise Traxens spécialisée dans la traçabilité des conteneurs. Ce procédé, qui s'appuie sur l'IoT, permet, au moyen d'un boîtier de 30 cm fixé sur un conteneur, de collecter en temps réel des données nécessaires à l'amélioration de sa logistique, telles que position GPS, variations de température, humidité, intensité des chocs, ouverture et fermeture des portes.
De son côté, Airbus propose aujourd'hui une solution globale en matière de surveillance maritime, avec des systèmes de gestion intelligente et des senseurs déployés depuis la côte jusqu'à l'espace.
 
Ainsi, Airbus a achevé le déploiement en France de SPATIONAV V2, considéré comme le système de surveillance maritime le plus complet et le plus intégré actuellement en service.
Ce dispositif profite des progrès réalisés en matière de digitalisation et d'intelligence artificielle. Il est conçu pour fédérer et traiter toutes les informations fournies par tous les capteurs déployés sur la côte (radars, systèmes électro-optiques, goniomètres, AIS) ainsi que ceux de moyens déportés (navires, aéronefs, drones, satellites).

Cependant, lors d'un récent colloque(5) concernant en particulier la sécurité dans les transports maritimes, a été posée la question légitime de l'intégration de l'intelligence artificielle dans le secteur très spécialisé du droit maritime.
Bien que les intervenants aient exclu pour l'heure d'envisager l'exploitation des navires autonomes, (c'est-à-dire sans équipage), pour des raisons de sécurité diverses, ils ont cependant convenu que l'intelligence artificielle puisse être au service de la sécurité en mer.
 
Les raisons invoquées pour exclure les navires autonomes de leurs débats tenaient au fait que l'humain reste l'un des gages de la sécurité en mer, notamment par sa capacité d'adaptation face aux éléments imprévus. Dans le milieu maritime en effet, l'Homme reste l'élément principal dans la gestion des risques. La formation approfondie des marins est le moyen le plus efficace de la prévention.
Ils ont toutefois affirmé que «le secteur maritime n'était en aucun cas réfractaire à l'intelligence artificielle, à condition qu'elle soit au service des hommes».
En est pour preuve, le projet PASSION (PASSerelle Intelligente pour l'Opération et la Navigation), qui a démarré en juillet 2016 et devrait aboutir courant 2019.
Ce projet, labellisé par les pôles Méditerranée et Bretagne et financé par l'ADEME, a pour objectif «de proposer à bord des navires une passerelle de navigation intelligente basée sur une architecture intégrée pour le traitement des informations du bord». Cette passerelle intégrée permettra de diminuer ainsi les risques liés à la navigation maritime et à ses impacts sur l'environnement.
L'approche tout-intégrée permet d'implémenter des algorithmes de traitement de haut-niveau qui synthétiseront les informations transmises par des capteurs performants (radar FMCW…) et d'apporter une aide à la prise de décision (fusion capteurs, routage multicritère, e-positionnement, gestion des alarmes…).
 
Néanmoins, les intervenants ont fait remarquer que «ces innovations appellent à la prudence, et qu'il convient de s'interroger sur la manière d'envisager leurs conséquences». L'innovation technologique, ont-ils ajouté, «fait montre d'une telle célérité qu'elle fait émerger des risques qu'il convient d'encadrer juridiquement, afin que l'Homme reste maître de la situation».

Trois conceptions de l'Intelligence Artificielle

Le futurologue Laurent Alexandre(6) dresse dans La guerre des intelligences un portrait alarmant de la révolution technologique actuelle. L'intelligence artificielle a subitement décollé depuis quelques années sous forme de deep learning, réseaux de neurones artificiels qui reproduisent en partie le fonctionnement de notre cerveau. Elle se pose désormais en rivale de l'intelligence humaine, au point de remplacer le cerveau humain et de projeter nos esprits dans des corps robots.
En réponse à cette vision futuriste, le général d'armée Pierre de Villiers dans Qu'est-ce qu'un chef s'oppose à cette fuite en avant où l'homme là encore construit sa propre disparition s'il ne fixe pas les limites de cette intelligence artificielle. «Ne vaut-il pas mieux revenir à l'homme qui invente l'outil et la machine, mais en reste le maître et n'en devient jamais l'esclave ?» Il ajoute que «les data ne sont qu'un outil, à l'homme de décider de leur rôle, la technique est une aide, pas une finalité».
De son côté, Luc Julia affirme que «si le grand public a des craintes irréalistes au sujet de l'intelligence artificielle, et des attentes improbables quant à la façon dont elle changera leur vie, nous devons comprendre que l'intelligence augmentée améliorera simplement les produits et les services, mais ne remplacera en aucun cas les humains qui les utilisent».

La machine ne décide pas, c'est l'être humain qui prend les décisions, grâce à son intelligence, amplifiée par la technologie.

Bibliographie

René TYL
Membre de l'AFCAN
 (1) A "Europe 1" le samedi 6 avril 2019
 (2) «Je pense, donc je suis» (Le discours de la méthode, 1637)
 (3) Machine inventée par Blaise Pascal en 1642 pour aider son père, surintendant et percepteur de taxes, à faire ses calculs.
 (4) Le constructeur automobile de voitures électriques Tesla, dont le siège est situé dans la Silicone Valley, a déployé en octobre 2015 sur ses voitures Model S une mise à jour du logiciel de son système Autopilot, permettant à celles-ci de les conduire de façon quasi autonome sur les autoroutes, mais aussi de rentrer et sortir toutes seules du garage.
 (5) Colloque «Journée d'étude Air et Mer : droit et sécurité dans les transports maritimes et aériens» organisé par l'Ecole de Droit de la Sorbonne le 15 janvier 2019.
 (6) Laurent Alexandre, chirurgien, et énarque, cofondateur de Doctissimo, spécialiste des révolutions technologiques et de leurs enjeux. Il a aussi publié récemment en collaboration avec Jean-François Copé L'IA va-t-elle aussi tuer la démocratie.


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