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Le dragage portuaire, indispensable travail de Sisyphe


Peu de gens imaginent le travail qui est nécessaire pour accueillir les géants des mers dans les ports. L'entretien quotidien de leurs chenaux d'accès est pourtant l'activité de tout un corps de marins(1).


       Dans la quasi-totalité des ports du monde, l'ensablement et l'envasement constituent une menace permanente. Leurs structures se trouvent en effet le plus souvent dans des zones où la profondeur est relativement faible, telles que les estuaires ; il est alors indispensable d'y réaliser des dragages pour permettre aux navires d'accéder aux quais. C'est une nécessité vitale pour leur exploitation.

L'accès aux ports : un enjeu économique important

Du fait du dépôt permanent de sédiments dans le lit des fleuves et de l'augmentation de la taille des navires, donc de leur tirant d'eau(2) , le dragage représente un enjeu économique essentiel pour nos ports maritimes d'estuaire, Rouen, Nantes St-Nazaire et Bordeaux, et dans une moindre mesure, pour les ports du littoral que sont Dunkerque, Le Havre et La Rochelle.
 
Ainsi, pour Rouen, la profondeur des voies d'accès doit être entretenue quotidiennement pour y permettre l'accueil des navires. Son trafic en est pour partie dépendant : les céréales, produits pétroliers raffinés, engrais liquides, charbon, granulats et les conteneurs des lignes régulières, qui en représentent 90 % du total, sont effectués par des navires d'un tirant d'eau supérieur à 10 mètres.
L'optimisation des performances de son chenal dépend de la bonne tenue des fonds et d'une utilisation optimum de la marée. Afin de naviguer avec une profondeur d'eau maximum, les navires programment leur parcours en fonction de son horaire pour bénéficier, à la montée comme à la descente, de la plus grande hauteur d'eau possible. Le tirant d'eau admissible est égal à l'addition de la hauteur de la marée et de la profondeur du chenal, s'il devenait inférieur à 10 mètres cela entrainerait la perte d'un tiers du trafic actuel du port. Les mouvements du port de Bordeaux, spécialisé dans des trafics de vrac solides et liquides, se font avec des navires de plus grande taille que ceux qui fréquentent Rouen et le port a du mal à les accueillir aujourd'hui à pleine charge. Plus de 45 % de son trafic entre 2010 et 2012 a été réalisé par des bateaux de plus de 10 mètres de tirant d'eau.
Sans aucun dragage, le tirant d'eau maximum admissible y serait de l'ordre de 7 mètres et les trafics du port se verraient réduits de plus de 90 %.
Même constat pour l'entretien de la profondeur du chenal d'accès au port de Nantes St-Nazaire. Elle est indispensable pour lui permettre de recevoir de très grands navires, d'un tirant d'eau supérieur à 15 mètres (charbonniers, pétroliers et méthaniers).

Si les besoins en dragage des ports en eau profonde sont moindres que ceux des ports d'estuaire, cette activité reste néanmoins indispensable à leur fonctionnement.
Pour celui du Havre, qui se concentre sur la réception des plus grands porte-conteneurs (tirant d'eau maximum de 16 mètres), l'accès de ces navires en toute sécurité à ses installations, dépend du dimensionnement des chenaux conduisant à Port 2000. L'impact sur le trafic peut donc être majeur si leur profondeur n'est pas assurée. Rappelons que le trafic conteneurs du Havre représente 60 % du trafic total français et irrigue l'ensemble de la vallée de la Seine.

Même contrainte à Dunkerque où le dragage est vital pour le bon fonctionnement du port, dont la sédimentation peut atteindre plus d'un mètre à certains endroits. Les marchandises qu'y apportent les plus gros navires accueillis aux ports Ouest et Est, en particulier les minerais et le charbon destinés à la sidérurgie, représentent entre 40 et 50 % de son trafic.

La Rochelle a, de son côté, construit le développement de ses trafics majeurs sur sa caractéristique de port en eau profonde. Un déficit de dragage y conduirait à la réduction des hauteurs d'eau exploitables et remettrait en cause l'économie de ses trois trafics (céréales, produits pétroliers et pâtes à papier) dont les navires qui les pratiquent ont un fort tirant d'eau.

Les volumes dragués chaque année dans nos grands ports nationaux sont relativement constants : 25 millions de m3, dont 20 pour les ports d'estuaire. Le coût annuel total est d'une centaine de millions d'euros.

En plus des dragages d'entretien, des dragages d'approfondissement doivent être entrepris lorsqu'il devient nécessaire d'adapter le seuil de navigation la taille croissante des navires. Ainsi l'évolution constatée de la flotte des vraquiers susceptibles d'escaler au départ ou à destination de Rouen, s'est concrétisée par une augmentation du tirant d'eau de ces navires. Pour y faire face, le port de Rouen a lancé un programme d'approfondissement qui consiste en un arasement des points hauts du chenal, nécessitant le dragage de six millions de sédiments et dont le coût a été évalué à 185 M€. L'objectif de ce projet est d'augmenter d'un mètre les tirants d'eau maximaux admissibles, afin de pouvoir accueillir à pleine charge à Rouen les nouveaux navires vraquiers du type « Handymax ». Les dragages sont réalisés par deux unités de la flotte spécialisée du groupe Deme (voir infra).

De même, afin de pouvoir accueillir les porte-conteneurs de grande taille qui, suite à l'ouverture de son nouveau jeu d'écluses, passeront désormais par le canal de Panama, le port de La Guadeloupe a engagé d'importants travaux de dragage de son chenal d'accès. Les travaux, commencés fin février 2015, pour une durée de 10 à 14 mois, ont mobilisé des engins exceptionnels, la drague Pedro Alvarèz Cabral, une pelle sur ponton le Postnik et deux chalands. Le marché a été attribué à la SOCADRA, une filiale du groupe belge Jan de Nul (voir infra).
En fin de compte, le nouveau chenal a été réalisé à peine en 10 mois et a été inauguré le 18 décembre. Le tirant d'eau, qui est passé de 11 à 16,2 mètres, va permettre d'accueillir dès à présent des porte-conteneurs de 2 800 EVP, puis des 4 500 EVP courant 2016. 7 millions de m3 de sédiments ont été dragués et clappés dans le petit Cul-de-Sac marin. Au total, le chantier a coûté 87,2 millions d'euros, dont 23,5 millions d'euros investis dans les études environnementales et les mesures de suivi et de compensation d'impact (voir infra).

En France, un parc de dragues performantes que gère un GIE

Le dragage des grands ports maritimes français est réalisé en grande partie par le groupement d'intérêts économiques Dragages-ports (GIE DP), qui a été constitué en 1979 pour maintenir un parc d'engins répondant aux besoins de ses membres et en assurer le meilleur emploi possible. Dragages-ports associe l'Etat (51 % des parts) et les grands ports maritimes de Dunkerque, Le Havre, Rouen, Nantes St-Nazaire, La Rochelle, Bordeaux et Marseille.

Ce système français de mutualisation de dragues publiques au travers d'un GIE est peu répandu en Europe. Il vise à assurer une certaine autonomie à nos principaux ports et à leur permettre de ne pas être dépendants des fluctuations de prix des quatre entreprises hollandaises et belges leaders dans ce domaine(3).


 

Le GIE DP est propriétaire des dragues, les gère et coordonne le partage des moyens entre les ports associés. Ceux-ci sont actuellement constitués, pour les plus importants, par quatre dragues aspiratrices en marche (DAM), les plus grandes étant les Samuel de Champlain et Daniel Laval, d‘une capacité en puits respectivement de 8 500 et 5 000 mètres cubes, qui sont entrées en service en 2002. Elles sont affectées aux dragages de masse. Deux autres DAM, les Jean Ango de 1 500 mètres cubes et Anita Conti de 2 600 mètres cubes, sont entrées en flotte en 2013.

Voici, pour donner une idée de leurs caractéristiques, celles de la Samuel de Champlain. Navire amiral du GIE DP, elle a été construite en 2002 en Espagne. Elle est longue de 117 mètres et large de 24 et jauge 9072 UMS. Sa propulsion diesel-électrique, est assurée par trois moteurs Wartsila qui fournissent le courant nécessaire, ainsi que celui demandé par le travail de l'élinde (voir infra) et à la vie à bord. Elle peut travailler jusqu'à 26 mètres de profondeur. Son équipage est de 17 marins, dont le cycle d'embarquement est de 7 jours/ 7.

Les autres unités du GIE sont plus petites. Ce sont la Gambe d'Amfard, drague à benne et aspiratrice en marche de 700 m3, entrée en service en 2007 , la Cap d'Aunis, DAM de 1 100 m3, entrée en service en 1990, et La Maqueline, drague à benne de 450 m3, entrée en service en 1984. Leurs dimensions réduites et leur faible tirant d'eau, permettent d'intervenir en tous points des ports et par toutes conditions de marée. Le principal outil de la Gambe d'Amfard est sa grue qui remonte régulièrement une benne remplie de vase. La charge, qui peut dépasser les 20 tonnes, imprime au navire un roulis prononcé. Construite en Roumanie en 2007, elle est longue de 61,30 mètres, large de 13,80 mètres et jauge 1 493 UMS. Elle dispose d'une élinde d'appoint capable d'aspirer en route jusqu'à 22,5 mètres de profondeur. Elle est propulsée par deux moteurs azimutaux, ce qui, associé avec ses propulseurs d'étrave, lui procure une maniabilité remarquable. Son équipage est de 7 marins dont la session de travail dure 12 heures.

Ces dragues sont louées à leurs utilisateurs soit sous convention de gérance (Samuel de Champlain et Daniel Laval), soit coque nue. Elles sont armées par les marins des ports auxquels les engins sont principalement affectés : Rouen pour la Jean Ango, Bordeaux pour l'Anita Conti et La Maqueline, Le Havre pour la Gambe d'Amfart, La Rochelle pour la Cap d'Aunis.
Les deux grosses DAM, qui sont les plus productives, sont amenées à travailler dans plusieurs ports. C'est notamment le cas pour la Samuel de Champlain qui effectue principalement ses travaux de dragage à Nantes St-Nazaire, mais intervient aussi au Havre, et de la Daniel Laval, affectée principalement à Rouen mais qui travaille aussi au Havre et à Dunkerque.

Le dragage d'entretien : une technique minutieuse et répétitive



 
Une drague aspiratrice en marche (DAM), aspire les sédiments comme son nom l'indique, tout en faisant route à faible vitesse. Elle « suce » le fond marin avec une « élinde », sorte de gros tube articulé équipé d'un aspirateur. Soutenue par trois bossoirs, l'élinde qui se termine par un bec et dont la position est réglée automatiquement, racle le fond de la mer. Guidée par des glissières elle va se connecter à un tuyautage sous la flottaison.

Sur la Samuel de Champlain, cette pièce essentielle, pèse 120 tonnes et son bec 17 tonnes. Elle met en œuvre une pompe électrique de 1 250 kW et d'une capacité de 13 000 m3/h, qui refoule le mélange de sédiments aspirés dans le puits de 8 500 m3. Un déversoir, qui est une sorte de gros entonnoir, évacue l'excès d'eau au fur et à mesure.

Toute opération de dragage se fait à partir d'un plan de sondage qui permet de localiser les profils à raboter. Les relevés sont réalisés par les vedettes de sondage des ports utilisateurs, sauf à Rouen où c'est le service du pilotage qui complète les sondages du chenal d'accès. Les dragues, comme les vedettes de sondage, sont équipées de moyens de positionnement GPS extrêmement précis, de l'ordre du mètre, et de sondeurs ultra-sons qui fournissent une cartographie remarquable des fonds marins, établie avec une précision de 10 cm.

Pour travailler, la drague doit se présenter à flanc du talus à traiter et positionner son élinde au niveau précis d'aspiration des sédiments à enlever. L'opération peut alors commencer et va se dérouler en faisant suivre très lentement au navire un route très régulière et ce, malgré les courants. Dès que le talus sera « attaqué » dans le sens longitudinal, des palpeurs vont analyser la composition du matériau aspiré et permettre d'affiner la position du bec de l'élinde. Quand elle est arrivée à l'extrémité du talus traité, la drague fait demi-tour et commence un nouveau passage à une cote plus profonde. Elle effectuera ainsi une succession de passes à des niveaux de plus en plus profonds, jusqu'à arriver à la cote souhaitée.

Lorsque ses cales sont remplies, la drague va déverser son chargement de vase, de sable et d'eau dans un secteur bien défini en mer, c'est l'opération dite de « clapage » : de grands panneaux situés à fond de cale sont manœuvrés par des vérins hydrauliques et leur ouverture permet de larguer le chargement de sédiments dans la zone de dépôts.

La problématique du clapage en mer

 
Le grand problème que rencontre aujourd'hui le dragage portuaire, c'est l'évacuation des matériaux dragués. Les pressions des associations de protection de l'environnement rendent de plus en plus difficile le maintien en usage des zones de clapage et la définition de nouvelles zones. La gestion des boues de dragage est ainsi devenue un problème récurrent pour les autorités du monde entier.
En France, les dragages doivent, au titre de la loi sur l'eau, faire l'objet d'une autorisation de travaux comportant permis d'immersion, lequel doit être renouvelé régulièrement. Quant au clapage, il est devenu une source importante de problèmes environnementaux pour trois motifs : les conditions de transport des boues vers les milieux marins, les destructions du milieu qu'elles occasionnent au point de rejet, la forte augmentation de la turbidité de l'eau au moment du largage.

Les ports sont dès lors amenés à subir à ce propos des contraintes génératrices d'une significative augmentation des coûts, car la position d'une zone de clapage par rapport aux lieux à draguer est un facteur déterminant pour la productivité des engins. Il est évident que plus la zone de déblais se trouve éloignée des lieux de travail, plus longues sont les périodes de transit et plus faible est le rendement de l'opération de dragage.

C'est hélas le cas à Rouen, où l'éloignement du site d'immersion traditionnel a été décidé en 2014. L'usage du nouveau site dont le périmètre prend en compte les zones d'intérêt biologique, classées d'utilité nautique et Natura 2000, se traduit par un surcoût des opérations de l'ordre de 20 %.

De même, la nouvelle zone de clapage de Nantes St-Nazaire a été éloignée de 2,5 milles vers le large, imposant une demi-heure de route aller-retour supplémentaire, d'où un surcoût de 10 %.

Une réflexion sur les zones d'immersion de Bordeaux va être menée dans le cadre d'un plan de gestion des sédiments. Le nombre de sites de clapage pourrait y être réduit, augmentant là aussi les cycles de dragage et donc le coût des opérations.
Quant à La Rochelle, on y indique que l'activité de dragage est de moins en moins bien perçue au sein d'une zone classée Natura 2000 et à proximité d'exploitations ostréicoles. Un repositionnement en 2019, du site de clapage bien plus au large, est une hypothèse qui ne peut être exclue, auquel cas des surcoûts importants sont inévitables.

Enfin, la saturation du site de clapage du Havre pourrait entraîner à terme la nécessité de gérer les sédiments à terre, avec des surcoûts liés à cette nouvelle solution.

L'impact sur l'environnement des travaux d'approfondissement

 

La réalisation des travaux d'approfondissement des ports et chenaux est soumise à la contrainte de mesures environnementales, qui prennent la forme de dispositifs compensatoires et d'actions d'accompagnement, destinés à préserver et restaurer les infrastructures naturelles et les fonctions écologiques essentielles des zones aménagées.

Les mesures compensatoires exigées pour obtenir l'autorisation de réaliser le projet de Port 2000, ont coûté 46 M€ au port du Havre en 2008. Elles concernaient entre autres la réhabilitation des vasières (20 M€) et la construction d'un îlot reposoir pour accueillir oiseaux et mammifères marins (8 M€). Plus récemment les mesures environnementales de réhabilitation et renaturation des berges qui ont accompagné les travaux d'approfondissement des accès nautiques du port de Rouen ont été chiffrées à 38 M€ pour 2011.

Dans le cas des travaux au port de la Guadeloupe, les responsables du chantier ont mis l'accent sur le fait que les opérations s'y déroulent de manière à minimiser l'impact sur l'environnement : surveillance de la qualité des sédiments, maintien de seuils de turbidité(4) bas, suivi étroit du déroulement du chantier, contrôle d'impact permanent et dragages encadrés. Des mesures spécifiques ont également été prises pour accompagner les filières de la pêche et de l'aquaculture. In fine, 6,5 M€ d'études ont été spécifiquement dépensés sur les enjeux environnementaux, auxquels il faut ajouter 17 M€ pour les mesures de suivi et de compensation d'impact. D'autres initiatives innovantes se sont fait jour simultanément, pour protéger l'environnement marin. Un protocole a été signé et validé par l'Agence des Aires maritimes protégées. Il définit les actions à conduire dans le cas où une baleine ou un dauphin s'approcherait du lieu où se déroulent les dragages. Vingt-six observateurs se relaient ainsi sur les dragues, par équipes de trois, pour assurer une surveillance à ce sujet, sept jours sur sept(5).

Conclusion

Comme nous avons pu le constater, les opérations de dragage et d'immersion des sédiments, sont absolument indispensables pour le maintien, si ce n'est la croissance, des flux du trafic maritime. Elles s'inscrivent aujourd'hui dans des processus de plus en plus réglementés. Les moyens dont disposent les ports leur permettent de faire face aux nouveaux creusements, nécessaires pour s'adapter à la croissance de la taille des navires. Mais le clapage en mer, qui était systématique autrefois, va devoir de plus en plus céder la place à des traitements à terre.
René TYL,
Membre de l'AFCAN

1 Les effectifs consacrés au dragage des ports français étaient évalués à 330 marins en 2012.
2 Profondeur immergée du navire.
3 Van Oord, Boskalis, Jan de Nul et Deme. Ces quatre grands assurent aujourd'hui 60% des activités mondiales de dragage.
4 Contrôle de la transparence de l’eau avant, pendant et après les travaux.
5 Le réseau « Echouages de mammifères marins de Guadeloupe » conteste l'efficacité de cette surveillance au motif que « les surveillances se font de jour seulement, s'arrêtent à 17 h alors que les animaux peuvent être présents 24h/24h sur la zone ».
Sources
Hebdomadaire « Le Marin » (14 mars 2014 et 20 mars 2015).
Quotidien « France-Antilles (ed. la Guadeloupe) » (14 avril 2015).
Rapports particuliers de la Cour des comptes.
Revue « Navires et marine marchande » (janvier 2015).


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