TORREY CANON, BOHLEN, AMOCO CADIZ, TANIO. ERIKA, PRESTIGE,... et j'en passe ! Des noms qui
résonnent dans toutes mémoires. Des humoristes ont même parlé de cuvées...
Les naufrages de navires pétroliers près de nos côtes bretonnes ont d'autant plus émus les
populations que celles-ci ont forcément été concernées de très près : ça c'est passé près de chez elles, souvent elles ont - dans un magnifique élan de générosité - donné gratuitement de leur temps, peut être risqué leur santé pour effacer dans un immense travail de fourmi les blessures que le "mazout" a fait à leur plage ou à leur région. Mais surtout, ce public s'est aperçu qu'aucune organisation professionnelle, aucun responsable politique, aucune structure de sécurité civile n'avait prévu de telles catastrophes.
Pire, d'une fois sur l'autre, il semble qu'aucun enseignement n'ait été tiré puisqu'on est resté impuissant, comme la première fois, car c'est encore le seau et la pelle qui restent les solutions qui marchent. Parfois, ce sont des solutions de débrouillardise qui font des prouesses : les "canadair bretons" de 1978 (vous savez, ces agriculteurs avec leurs tonnes à lisier qui, lors des incendies de landes ou de forêts, remplacent au pied levé les canadairs lorsqu'ils sont rappelés dans le sud) et les chaluts vendéens de 2002 sont le fait de deux entités géographiques plus unies dans l'effort que ne veulent le raconter les légendes !
De telles catastrophes ne peuvent laisser indifférents les médias ... ou les journalistes : même sans savoir vraiment de quoi ils parlent ils doivent "journalister". Rares sont ceux qui ont des connaissances sur le sujet (même parfois des journalistes professionnels !). "Ce n'est pas grave" car l'immense majorité de leurs lecteurs ignore tout de ces questions. Malheureusement, "l'Homo Politicus" standard, qui n'est après tout qu'un homme comme les autres reprend la même antienne et encense à son tour la seule solution technique que l'on sache évoquer: LA DOUBLE COQUE.
Voilà, c'est gagné : dans 20 ans tous les navires seront à double coque, vous verrez que j'avais raison ! Ils évitent de rajouter : "et il n'y aura plus de marée noire", car dans leur for intérieur, ils doivent bien avouer qu'ils n'en savent rien... Quant à ceux qui savent ils parlent peu... et on leur demande rarement leur avis. C'est pourquoi je remercie Jean Pierre PAGE et l'Association Technique Maritime de m'avoir demandé d'apporter l'éclairage du "garagiste pour navires" que je suis.
Je commencerai par vous livrer mon opinion personnelle en disant, à la façon de M. de la PALLICE :
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- Le "PRESTIGE" était un bateau solide car il a atteint l'âge honorable de 26 ans.
Le fait d'avoir parcouru toutes les mers du globe sur une telle période sans qu'on lui connaisse de pépin notable montre qu'il a été bien construit et probablement bien mené ... pendant un certain temps.
- Le "PRESTIGE" a cassé car il n'était plus assez solide (en l'absence d'hypothèse d'accident du genre collision, ce qui n'est pas complètement impossible).
J'ai bien dit "était", car en cette fin de 2002, on pouvait mettre en doute qu'entre sa mise en service et sa disparition tout ait été fait pour lui conserver l'intégrité du fier navire qu'il a été. Avant cela, considérons un instant ma proposition n° 2 : Le "PRESTIGE" a cassé car il n'était plus assez solide. Cette semaine là, il n'était pas le seul navire tout à fait impropre à une navigation océanique. La même tempête a eu raison d'autres navires (eux aussi fragiles) mais qui ont la particularité d'être tout aussi stables à l'endroit qu'à l'envers, vous avez compris que je veux parler des multicoques de la Route du Rhum.
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J'arrêterai là ma comparaison, car ni les choix ni les enjeux ne sont comparables !
Laissons là mon opinion personnelle pour regarder la seule mesure tant soit peu technique
engendrée par le "politique" : la DOUBLE COQUE, née de la décision Etats-Unienne (Oil Pollution Act) prise en 1990 après la
catastrophe de l'EXXON VALDEZ. A en lire les journaux, on pourrait croire que c'est la panacée universelle ! On se demande même
pourquoi on ne l'a pas inventée plus tôt !
Je tiens à préciser que mon approche se veut une approche de "candide" afin, éventuellement,
d'ouvrir le débat. Car je n'ai de compétence ni en architecture navale, ni en construction de navire, ni en classification de navire. J'apporte ici mes compétences d'ingénieur liées à une assez bonne connaissance des navires
marchands en général pour en avoir vu de près plusieurs centaines en quelques années de carrière en Réparation Navale.
Examinons tout d'abord le problème qui se pose à l'Architecte Naval à qui on demande de concevoir un navire pétrolier. Il s'agit pour lui de:
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- définir un navire capable de contenir et transporter à une vitesse donnée une quantité de cargaison liquide définie,
- vérifier que la "poutre-navire" est capable de résister aux efforts qu'il rencontrera au cours de sa carrière : navigation (soit chargé de sa cargaison, soit vide de cargaison et donc ballasté), toutes les situations de chargement et déchargement, etc. ...
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L'Architecte Naval dispose pour cela d'ordinateurs et de moyens modernes de calcul. Notons au passage qu'il lui faudra vérifier que cette poutre résiste à un certain nombre d'autres conditions particulières (dont je ne connais pas tous les détails). L'une des limites du système est la définition de ces hypothèses et je vais vous livrer à ce sujet une anecdote personnelle :
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J'avais été invité par un de mes clients à venir le rencontrer pour une discussion technique à propos de l'offre que nous avions faite pour la mise en place d'environ 1500 goussets. Ces goussets ("soft brackets") étaient destinés à faire face à l'apparition de très nombreuses cassures qui se développaient à la liaison des lisses de bordé et des couples sur plusieurs de leurs navires. Il s'agissait de navires récents (moins de trois ans), des "North Sea Shuttle Tankers" de 135000 TDW construits avec double-coque. L'analyse des cassures montrait qu'il s'agissait de cassures de fatigue.
La Société de Classification procédait donc à des calculs de tenue à la fatigue des liaisons concernées et les premiers résultats arrivèrent pendant ma visite. L'ajout des 1500 goussets prévus ne portait qu'à 10 ans la tenue à la fatigue, et il fallait monter environ 5000 goussets pour atteindre une espérance de vie de l'ordre de 50 ans. L'hypothèse du chargement ailleurs que dans les eaux calmes d'un port n'avait semble-t-il pas été envisagée pour ces navires chargeant en Mer du Nord, en positionnement dynamique à une trentaine de mètres d'une autre structure (FPSO, plateforme, bouée,...) et parfois dans des conditions extrêmes, n'avait donc pas été prise en compte !
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Les grandes lignes de la définition de l'organisation de la poutre navire ont souvent été
définies soit à partir de navires déjà réalisé par le chantier, soit à partir d'idée nouvelles du Chantier ou de son Client, destinées à mieux répondre à des nécessités existantes ou pour faire face à des exigences nouvelles. Par exemple le transport de produits chimiques agressifs a nécessité soit de peindre les citernes soit de les réaliser en inox (duplex) : il a fallu concevoir des citernes dont les parois seraient lisses, toute la structure se trouvant reportée à l'extérieur de la citerne. Ces navires ont probablement été les premiers navires citernes à double coque.
Les double coques partielles existaient déjà sur d'autres types de navires, par exemple les
navires de type "00" (ore-oil) ou "OBO" (ore-bulk-oil) dont la conception répondait à un souci de rentabilisation du navire en lui conférant une polyvalence impliquant une certaine complexité de la structure. Ces navires sont caractérisés par leur solidité nécessaire au transport de minerai, et par la complexité des leurs systèmes de cargaison pétrole : pompes et collecteurs cargaison, système d'inertage...
Les navires à double coque (parfois partielle) sont variés :
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- Vraquiers (Bulk Carriers),
- Minéraliers (Ore Carriers, OBO et 00)
- Gaziers (LPG et LNG)
- Transports de Produits Chimiques (Product Tankers)
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Dans les quelques commentaires qui suivent, je me limiterai au cas des pétroliers.
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Evolution du pétrolier classique :
- La disposition des citernes d'un pétrolier classique est organisée en tranches : latérales Bd et Td symétriques et tranche centrale. La distribution longitudinale est souvent différente entre la tranche centrale et les tranches latérales.
- La ségrégation des ballasts a nécessité de spécialiser des citernes (latérales) qui ne contiendront plus de pétrole, les autres ne contenant plus d'eau de ballastage que de manière exceptionnelle.
- Enfin des citernes de petite dimension à l'arrière de la dernière tranche sont appelées "slops". Elles sont destinées à la collecte et à la décantation des eaux de lavage des citernes en vue du dégazage avant travaux.
Juste un mot au passage pour stigmatiser le mauvais emploi par les journalistes, puis maintenant par le grand public du mot "dégazer" attribué à tout navire lorsqu'il rejette des eaux sales à la mer !
Inconvénients de la double coque :
- Augmentation de poids
- Augmentation de la taille du navire pour la même quantité transportée
- Augmentation du risque "hydrocarbure".
En effet je ne connais pas de structure de navire exempte de cassures. Plus la structure est complexe, plus l'apparition de cassures est certaine. Du fait de ces cassures la contamination des ballasts par des hydrocarbures est probable. Dans la structure resserrée de ces ballasts nous savons par expérience que l'atmosphère ne peut être uniforme. L'état de "gas free" du navire (à son arrivée dans le chantier ou en cours de travaux) n'est obtenu que par échantillonnage, et même une ventilation efficace ne peut garantir qu'il n'existera pas de poches de gaz. C'est un risque majeur en réparation navale.
- Augmentation de la surface à protéger de la corrosion, d'où nécessité d'une meilleure qualité d'application, ainsi que d'inspections plus étendues,
- Augmentation de la surface à inspecter.
- Augmentation des difficultés d'accès.
- Seule la zone cargaison est prévue être protégée par la double coque. Pas de la machine. Pourquoi ?
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Au moment de mettre sous presse ....
PETITE HISTOIRE DE L'EVOLUTION D'UN GOUSSET :
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Sur cette planche sont représentés 3 goussets que j'appellerai :
- gousset classique
- "Soft Bracket" tel que je le connais depuis le milieu des années 90,
- et enfin "Soft Nose Bracket". Je ne le connais que depuis le début du mois de juillet dernier.
Cette évolution représente seulement un phénomène classique de l'évolution des techniques : toute évolution fait apparaître des problèmes nouveaux. Les double-coques sont des structures nouvelles présentant des problèmes nouveaux. Les liaisons classiques ont des concentrations de contraintes qui ont fait apparaître des cassures.
Le "soft bracket " est une réponse tout à fait intelligente... mais insuffisante. Nous modifions actuellement un grand nombre de "soft brackets" en les allongeant et en les prolongeant par de la soudure ... et en meulant toute cette nouvelle extrémité.
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TENTATIVE DE CONCLUSION
Si ma mémoire est bonne la cause première du naufrage de l'OLYMPIC BRAVERY est un mauvais réglage de temporisation de niveau d'eau de chaudière. Le navire avait pourtant deux chaudières...
Le naufrage de l'AMOCO CADIZ est du à la perte de capacité du navire à gouverner. A-t-on pour
autant cherché à généraliser le principe des deux gouvernails sur les navires sensibles ?
Il y a environ deux ans, un pétrolier a été victime en Mer du Nord d'une rupture d'arbre
intermédiaire. L'arbre porte-hélice a immédiatement reculé jusqu'à s'appuyer sur le gouvernail, entraînant une voie d'eau importante. L'équipage a réussi un exploit en aveuglant la voie d'eau en improvisant un presse-étoupe de fortune avec une aussière, alors qu'ils avaient de l'eau jusqu'à la ceinture. En cas d'insuccès, le Commandant était prêt à faire évacuer la machine. Il faut préciser que le navire était un "shuttle tanker" très récent, équipé de deux lignes d'arbres, deux gouvernails, deux compartiments machine indépendants et isolables par portes étanches. A-t-on un jour pensé à de généraliser ce principe de deux machines indépendantes pour tous les navires...
La double coque est une réponse à la fois technique et médiatique.
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- Technique parce qu'elle répond à certains impératifs mais en laissant de côté d'autres points.
- Médiatique parce qu'elle est très grand public.
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Mais il est tout à fait clair que les naufrages ne sont que les cas extrêmes de situations où
l'on "est passé pas loin". Avant que tous les navires soient "double coque" tous les "simple coque" vont continuer à naviguer pendant de nombreuses années dans les mêmes conditions qu'hier.
Il me paraîtrait plus important :
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- de renforcer l'application des règles existantes
- de trouver un moyen "d'internationaliser" la Classification. Il est clair que certaines Sociétés de Classification sont plus laxistes que d'autres, qu'une même Société de classification n'applique pas partout ses règles avec la même rigueur (ou la même souplesse ?),
- que les Etats aient un rôle de surveillance qui ne se limite pas à la paperasserie mais qui soit réellement technique. Je pense à la comparaison entre le DOT Irlandais et les Affaires Maritimes Françaises par exemple !
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Le "PRESTIGE" était un bateau solide car il a atteint l'âge honorable de 26 ans.
Le "PRESTIGE" a cassé car il n'était plus assez solide. Tout n'avait pas été fait pour qu'il le reste !
Dans quel état serait un navire "double coque" de 26 ans d'âge ?