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Navigation en hautes latitudes
En marge de la conférence sur le climat, la COP 21, l'Ecole Nationale Supérieure Maritime a organisé un colloque sur la navigation dans les hautes latitudes le 19 novembre dernier dans l'enceinte du site de Marseille( 1).
Si la mer, et indirectement le maritime, sont considérés comme les grands absents de ces négociations sur le réchauffement climatique, cette manifestation fut l'occasion de rappeler que ce bouleversement s'opère avant tout dans les régions polaires.
Parti d'un projet monté à l'été 2015 avec des étudiants à l'occasion de leur embarquement sur le voilier russe Kruzenshtern qui nous a emmenés au-delà du cercle polaire, et profitant d'une escale à Mourmansk, nous avons pu prendre conscience de la problématique de la navigation dans les hautes latitudes. De cette expérience inédite, nous avons dégagé des thèmes d'études qui ont été par la suite illustrés par le témoignage d'intervenants qui se sont déplacés à Marseille pour faire partager leur expérience et leur expertise dans le domaine de la navigation polaire.
Le réchauffement climatique, qui est deux fois plus élevé aux pôles que sur le reste de la planète, laisse entrevoir dans les décennies à venir une navigation estivale entre mars et novembre en Arctique exempt de glace( 2), notamment le long des côtes russes. Si le gain de temps de navigation annoncé, de l'ordre de 40% sur une route entre l'Europe du Nord et l'Asie du Nord, est fort médiatisé, l'optimisme de ce qui apparaît techniquement comme le nouveau « Panama blanc » doit être modéré par le marin qui est amené à emprunter cette route.
La maritimisation de cet espace polaire boréal se décline en plusieurs problématiques :
- La navigabilité dans les eaux couvertes par les glaces
- La sécurisation de ces zones
- La règlementation endémique de ces espaces
Chacun des intervenants au colloque a permis de nous sensibiliser à ces enjeux en faisant part de son expérience maritime.
La navigabilité dans les eaux couvertes par les glaces
Ce domaine très technique couvre aussi bien la météorologie, toutes les sciences de la mer comme l'océanologie, l'hydrographie mais également la cartographie et les techniques de navigation. Hervé Le Goff, ingénieur océanographe au CNRS, Nicolas Quentin, ancien chef mécanicien ont tous deux participé à la dérive hivernale dans les glaces à bord du voilier d'expédition Tara en 2008.
Ils ont été les témoins privilégiés de l'évolution climatique de cette zone. La banquise rencontrée n'est plus une débâcle pluriannuelle mais la résultante d'une fonte estivale. Son épaisseur résiduelle et sa superficie diminuent de façon exponentielle laissant envisager dans une, voire deux décennies, une navigation libre de toute glace au-delà des eaux territoriales russes, dans les zones économiques exclusives à la période la plus favorable, en septembre. La gire de Beaufort, courant océanique centré sur le pôle boréal entraîne la débâcle des glaces vers le Nord de l'Archipel des îles nord-canadiennes libérant de facto le littoral russe. Ainsi, tout laisse à penser que la route qui longe les 5 000 km de côte de la Russie sera plus rapidement praticable que le passage entre les îles de l'Archipel canadien dans lesquels les glaces viennent se bloquer. C'est la raison pour laquelle, on parle de route du Nord-Est (Northern Sea Route – NSR), plus directe et du passage du Nord-Ouest (North West Passage - NWP), route plus sinueuse et aléatoire. La diminution d'étendue de banquise contribue au réchauffement local car la réfraction du rayonnement solaire qui se fait sur la glace par phénomène d'albédo est en partie maintenant absorbée par la mer qui se réchauffe plus vite. La météorologie s'en trouve localement modifiée, entraînant des dépressions plus violentes (« polar lows »), une dérive accrue de la banquise qui vient se concentrer sur le littoral, des zones de brume plus fréquentes et plus étendues. Se rajoutent à ces aléas climatiques, des routes sommairement hydrographiées qui rendent risqués certains transits s'écartant des routes habituelles. Les cartes accessibles pour emprunter ces routes sont encore incomplètes, surtout du côté russe(3).
Mais surtout, la navigation dans la banquise nécessite des navires adaptés et un équipage expérimenté. C'est ce que nous ont rappelé Stanislas Zamora, commandant de l'Astrolabe affrété par l'Ipev (Institut Paul-Emile Victor) qui assure le ravitaillement de la base Dumont d'Urville en Antarctique ainsi que Sophie Galvagnon, officier en second sur un brise-glace suédois en mer Baltique.
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La sécurisation de ces zones
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Les infrastructures liées à la sécurité du trafic maritime et à la sauvegarde des vies humaines sont quasi inexistantes, du côté canadien comme du côté russe. L'absence de trafic régulier, l'extrême rudesse du climat, notamment en hiver, rendent très difficile et coûteuse l'installation pérenne de moyens dédiés au sauvetage. Même si la répartition des zones SAR a été actée par les pays riverains à l'océan Arctique, il n'y a pas de centres régionaux dédiés au secours en mer. Les liaisons radioélectriques associées au SMDSM se réduisent aux seules fréquences HF, Inmarsat ne fonctionnant qu'en dessous de 80° de latitude.
Seule la Russie assure à l'aide de ses brise-glaces une escorte pour maintenir un trafic annuel, certes très faible, le long de ses côtes, notamment pour desservir les ports en eaux profondes des mers de Kara, Laptev et de Sibérie orientale. Un navire en difficulté ou bloqué dans les glaces devra patienter plusieurs jours avant qu'un brise-glace soit dépêché sur place pour intervenir. Même s'il existe des moyens aériens expérimentés pour des liaisons le plus souvent dédiées aux ravitaillements logistiques des expéditions liées à la recherche, il n'existe aucun moyen aérien SAR. On n'ose imaginer les conséquences dramatiques d'un paquebot en perdition s'il fallait l'assister pour récupérer équipage et passagers ! Ne parlons même pas des moyens à mettre en œuvre pour circonscrire une pollution qui en résulterait.
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La règlementation endémique de ces espaces
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L'océan Arctique est régi par les mêmes lois internationales du droit de la mer avec une particularité liée à l'article 234 de la convention de Montego Bay des Nations-Unies sur le droit de la mer qui autorise les pays qui bordent les routes maritimes couvertes par les glaces d'en limiter l'accès si le transit d'un navire présente un risque, de pollution notamment. C'est ce que rappelle l'interview de Monsieur le Premier ministre Michel Rocard, ambassadeur chargé depuis 2009 de la négociation internationale pour les pôles, entretien réalisé par des élèves en charge du projet et diffusé à l'occasion du colloque à Marseille(4).
S'il existe encore quelques litiges liés aux revendications sur l'extension du plateau continental, ceux sur la souveraineté des transits du passage du Nord-Ouest et la route du Nord-Est dans les eaux canadiennes et russes demeurent. Les Russes comme les Canadiens affirment que ces routes sont en eaux intérieures, ce qui légitime leur droit de contrôle. Position que réfutent les Américains et l'Europe qui argumentent que le transit à travers les différents détroits russes ou îles canadiennes sont des détroits internationaux et qu'à ce titre, les navires bénéficient d'un droit de passage en transit sans entrave. Le trajet de la route du Nord-Est est actuellement imposé, et contrôlé, par les Russes.
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Une largeur de 30 mètres du chenal laissé libre par le brise glace d'escorte et un tirant d'eau maximum de 13 mètres en raison de la profondeur de certains détroits limitent le transit de cette route à des navires de 100 000 tonnes sans classe glace pendant la période estivale. Le coût moyen est de 5$ la tonne soit environ 450 000$ pour un transit entre Mourmansk et le détroit de Béring, un coût équivalent à celui d'un passage par le canal de Panama. L'affirmation des souverainetés locales s'exprime par le nombre de brise-glaces qu'une nation peut aligner, et seule la Russie affiche cette volonté avec au moins cinq brise-glaces en construction dont deux nucléaires.
Le Polar code qui entrera en vigueur à partir de janvier 2017 est la pierre angulaire de la réglementation qu'on serait en droit d'attendre pour la protection de l'environnement des zones polaires, notamment celles de l'Arctique où une intensification du trafic maritime est attendue dans les décennies à venir. Certes, la formation rendue obligatoire pour les équipes passerelle et des équipements mieux adaptés à la navigation en région très froide devraient contribuer à une navigation plus sûre. D'aucuns disent que les ambitions d'origine du code polaire ont été revues à la baisse. Si la consommation du gazole pour la propulsion est imposée en Antarctique, le fioul lourd sera toujours autorisé en Arctique, ce qui fait peser un énorme risque écologique sur cette région où l'écosystème est extrêmement vulnérable. Une pollution majeure suite à une collision ou un échouement serait catastrophique, l'eau froide, la banquise, les courants sont autant de facteurs ralentisseurs d'une décomposition bactérienne ou naturelle espérée dans ce type de catastrophe écologique. Le Polar code apporte néanmoins une harmonisation nécessaire pour les équipements minimums que doivent détenir les navires qui transiteront dans les eaux couvertes par les glaces. Par une extension astucieuse de la réglementation existante (Marpol, Solas, Stcw), les règles obligatoires et recommandées sont aisées à mettre en œuvre. On aurait tort de croire que le Polar code impose une classe de navire adaptée à ce type de navigation. Au contraire, la rédaction d'un « guide d'exploitation polaire » propre à n'importe quel type de navire permet d'assurer à son armateur un minimum de préparation pour une navigation peu usuelle. Enfin, il est regrettable que ce code polaire ne soit pas imposé en mer Baltique dont la partie Nord-Est est couverte de glace pendant tout l'hiver.
Doit-on redouter cette évolution ?
Quelles sont donc les perspectives attendues en termes de fréquentation en tenant pour acquis un libre passage dans les décennies à venir. Doit-on s'attendre à une augmentation croissante du trafic par la NSR ? Suite à la fonte exceptionnelle de la banquise en 2007, des études poussées ont été conduites par les armateurs de voyages à temps pour lesquels un gain de distance et donc de temps serait pertinent. Il en ressort qu'il n'est pas rentable d'investir spécifiquement pour ces lignes pour de nombreuses raisons ; absence de ports d'escales commerciales, gain intéressant uniquement pour des transits entre la seule Asie du Nord et l'Europe du Nord, nécessité de réorganiser les lignes pour une partie de l'année, respect du temps de transit trop aléatoire en raison des aléas nautiques, surprimes d'assurance, exposition de la marchandise à des froids extrêmes ; limitation de la taille des porte-conteneurs à 5 000 TEU à cause de la taille des détroits et de la largeur du passage laissé par le brise-glace d'escorte etc. Ce pessimisme n'empêche pas certains acteurs à croire en cette voie alternative, notamment les Chinois qui investissent en Islande et pour qui cette ligne pourrait être rentabilisée avec une noria de feeders entre les Aléoutiennes et la Norvège ou Reykjavik. Le sentiment global des investisseurs et armateurs (partagé avec les réflexions des assurances et des sociétés de classification) est qu'il n'est pas rentable d'envisager un quelconque trafic affrété à temps par les routes polaires avant 2030. Que seul le trafic de navires affrétés au voyage s'accommoderait des contraintes polaires et qu'il s'accroîtrait pour répondre à la demande issue de l'extraction des ressources naturelles dont une partie importante se concentre en Russie et dans ses eaux. 30% des gisements de gaz des réserves de la planète non découvertes et 13% de pétrole sont supposés être présents sous la calotte glacière. De nombreux et coûteux projets d'exploration conduits par les majors pétroliers occidentaux ont été initiés mais dont la plupart ont été avortés à la fois pour des raisons techniques évidentes, géopolitiques liées aux conflits impliquant la Russie, la Crimée et l'Ukraine mais surtout aux retours sur investissement trop risqués. Les experts considèrent que ces derniers sont rentables à partir de 110$ le baril de Brent ; il oscille aujourd'hui autour des 40$...
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Il ne faut donc certes pas s'attendre à un accroissement très important du trafic sur les routes maritimes polaires. Cependant, les Chinois voient dans les ressources arctiques un eldorado de ressources naturelles (pétrole, gaz, uranium, métaux rares…) qui, en s'alliant avec les Russes, les rendraient moins dépendants des économies occidentales et du Moyen-Orient. Et ce sont eux avec les Russes, pour qui « l'Arctique est l'avenir de la Russie », investissent le plus massivement dans cette région.
Peut-on alors espérer que les nombreux Traité et Codes qui existent ou qui vont paraître garantissent une volonté de la communauté internationale de préserver le plus possible cette zone extrêmement sensible ? L'avenir nous le dira.
Hervé Baudu
Professeur de Navigation à l'ENSM Marseille
Responsable de la formation Ice Navigation sur simulateur Glace
Membre de l'Académie de marine
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