Ce domaine très technique couvre aussi bien la météorologie, toutes les sciences de la mer comme l'océanologie, l'hydrographie mais également la cartographie et les techniques de navigation. Hervé Le Goff, ingénieur océanographe au CNRS, Nicolas Quentin, ancien chef mécanicien ont tous deux participé à la dérive hivernale dans les glaces à bord du voilier d'expédition Tara en 2008.
Ils ont été les témoins privilégiés de l'évolution climatique de cette zone. La banquise rencontrée n'est plus une débâcle pluriannuelle mais la résultante d'une fonte estivale. Son épaisseur résiduelle et sa superficie diminuent de façon exponentielle laissant envisager dans une, voire deux décennies, une navigation libre de toute glace au-delà des eaux territoriales russes, dans les zones économiques exclusives à la période la plus favorable, en septembre. La gire de Beaufort, courant océanique centré sur le pôle boréal entraîne la débâcle des glaces vers le Nord de l'Archipel des îles nord-canadiennes libérant de facto le littoral russe. Ainsi, tout laisse à penser que la route qui longe les 5 000 km de côte de la Russie sera plus rapidement praticable que le passage entre les îles de l'Archipel canadien dans lesquels les glaces viennent se bloquer. C'est la raison pour laquelle, on parle de route du Nord-Est (Northern Sea Route – NSR), plus directe et du passage du Nord-Ouest (North West Passage - NWP), route plus sinueuse et aléatoire. La diminution d'étendue de banquise contribue au réchauffement local car la réfraction du rayonnement solaire qui se fait sur la glace par phénomène d'albédo est en partie maintenant absorbée par la mer qui se réchauffe plus vite. La météorologie s'en trouve localement modifiée, entraînant des dépressions plus violentes (« polar lows »), une dérive accrue de la banquise qui vient se concentrer sur le littoral, des zones de brume plus fréquentes et plus étendues. Se rajoutent à ces aléas climatiques, des routes sommairement hydrographiées qui rendent risqués certains transits s'écartant des routes habituelles. Les cartes accessibles pour emprunter ces routes sont encore incomplètes, surtout du côté russe(3). Mais surtout, la navigation dans la banquise nécessite des navires adaptés et un équipage expérimenté. C'est ce que nous ont rappelé Stanislas Zamora, commandant de l'Astrolabe affrété par l'Ipev (Institut Paul-Emile Victor) qui assure le ravitaillement de la base Dumont d'Urville en Antarctique ainsi que Sophie Galvagnon, officier en second sur un brise-glace suédois en mer Baltique. |
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Les infrastructures liées à la sécurité du trafic maritime et à la sauvegarde des vies humaines sont quasi inexistantes, du côté canadien comme du côté russe. L'absence de trafic régulier, l'extrême rudesse du climat, notamment en hiver, rendent très difficile et coûteuse l'installation pérenne de moyens dédiés au sauvetage. Même si la répartition des zones SAR a été actée par les pays riverains à l'océan Arctique, il n'y a pas de centres régionaux dédiés au secours en mer. Les liaisons radioélectriques associées au SMDSM se réduisent aux seules fréquences HF, Inmarsat ne fonctionnant qu'en dessous de 80° de latitude.
Seule la Russie assure à l'aide de ses brise-glaces une escorte pour maintenir un trafic annuel, certes très faible, le long de ses côtes, notamment pour desservir les ports en eaux profondes des mers de Kara, Laptev et de Sibérie orientale. Un navire en difficulté ou bloqué dans les glaces devra patienter plusieurs jours avant qu'un brise-glace soit dépêché sur place pour intervenir. Même s'il existe des moyens aériens expérimentés pour des liaisons le plus souvent dédiées aux ravitaillements logistiques des expéditions liées à la recherche, il n'existe aucun moyen aérien SAR. On n'ose imaginer les conséquences dramatiques d'un paquebot en perdition s'il fallait l'assister pour récupérer équipage et passagers ! Ne parlons même pas des moyens à mettre en œuvre pour circonscrire une pollution qui en résulterait. |
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L'océan Arctique est régi par les mêmes lois internationales du droit de la mer avec une particularité liée à l'article 234 de la convention de Montego Bay des Nations-Unies sur le droit de la mer qui autorise les pays qui bordent les routes maritimes couvertes par les glaces d'en limiter l'accès si le transit d'un navire présente un risque, de pollution notamment. C'est ce que rappelle l'interview de Monsieur le Premier ministre Michel Rocard, ambassadeur chargé depuis 2009 de la négociation internationale pour les pôles, entretien réalisé par des élèves en charge du projet et diffusé à l'occasion du colloque à Marseille(4).
S'il existe encore quelques litiges liés aux revendications sur l'extension du plateau continental, ceux sur la souveraineté des transits du passage du Nord-Ouest et la route du Nord-Est dans les eaux canadiennes et russes demeurent. Les Russes comme les Canadiens affirment que ces routes sont en eaux intérieures, ce qui légitime leur droit de contrôle. Position que réfutent les Américains et l'Europe qui argumentent que le transit à travers les différents détroits russes ou îles canadiennes sont des détroits internationaux et qu'à ce titre, les navires bénéficient d'un droit de passage en transit sans entrave. Le trajet de la route du Nord-Est est actuellement imposé, et contrôlé, par les Russes. |
Quelles sont donc les perspectives attendues en termes de fréquentation en tenant pour acquis un libre passage dans les décennies à venir. Doit-on s'attendre à une augmentation croissante du trafic par la NSR ? Suite à la fonte exceptionnelle de la banquise en 2007, des études poussées ont été conduites par les armateurs de voyages à temps pour lesquels un gain de distance et donc de temps serait pertinent. Il en ressort qu'il n'est pas rentable d'investir spécifiquement pour ces lignes pour de nombreuses raisons ; absence de ports d'escales commerciales, gain intéressant uniquement pour des transits entre la seule Asie du Nord et l'Europe du Nord, nécessité de réorganiser les lignes pour une partie de l'année, respect du temps de transit trop aléatoire en raison des aléas nautiques, surprimes d'assurance, exposition de la marchandise à des froids extrêmes ; limitation de la taille des porte-conteneurs à 5 000 TEU à cause de la taille des détroits et de la largeur du passage laissé par le brise-glace d'escorte etc. Ce pessimisme n'empêche pas certains acteurs à croire en cette voie alternative, notamment les Chinois qui investissent en Islande et pour qui cette ligne pourrait être rentabilisée avec une noria de feeders entre les Aléoutiennes et la Norvège ou Reykjavik. Le sentiment global des investisseurs et armateurs (partagé avec les réflexions des assurances et des sociétés de classification) est qu'il n'est pas rentable d'envisager un quelconque trafic affrété à temps par les routes polaires avant 2030. Que seul le trafic de navires affrétés au voyage s'accommoderait des contraintes polaires et qu'il s'accroîtrait pour répondre à la demande issue de l'extraction des ressources naturelles dont une partie importante se concentre en Russie et dans ses eaux. 30% des gisements de gaz des réserves de la planète non découvertes et 13% de pétrole sont supposés être présents sous la calotte glacière. De nombreux et coûteux projets d'exploration conduits par les majors pétroliers occidentaux ont été initiés mais dont la plupart ont été avortés à la fois pour des raisons techniques évidentes, géopolitiques liées aux conflits impliquant la Russie, la Crimée et l'Ukraine mais surtout aux retours sur investissement trop risqués. Les experts considèrent que ces derniers sont rentables à partir de 110$ le baril de Brent ; il oscille aujourd'hui autour des 40$...
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Hervé Baudu
Professeur de Navigation à l'ENSM Marseille
Responsable de la formation Ice Navigation sur simulateur Glace
Membre de l'Académie de marine
1 | https://www.supmaritime.fr/les-colloques |
2 | Aucun modèle climatique n’envisage la fonte de la banquise en hiver. |
3 | Bien qu'on puisse penser que les Russes, grand spécialiste de la navigation dans les glaces détiennent une cartographie plus fine qu'ils se réservent. |
4 | L'interview est à visionner « interview Michel Rocard arctique » : https://www.youtube.com/watch?v=mqSikcbSTUY |