Dans un mouvement d’affranchissement de la tutelle étatique en matière de sécurité, les industries devancent et évitent la multiplication de législations obligatoires(13) en produisant leurs propres normes(14). Le code ISM(15), chapitre IX de la convention SOLAS(16), oblige les entreprises à créer leur propre arsenal normatif, avec pour seule contrainte l’audit par l’État du pavillon ou une société de classification agréée. Comme"les initiatives volontaires(17)" de l’industrie chimique, ce code fait partie d’un mouvement d’appropriation du processus normatif par l’industrie elle-même, notamment dans le domaine de la sécurité. La différence importante entre le code ISM et tous les autres codes similaires réside dans son caractère obligatoire au niveau mondial, et son imposition sans distinction culturelle ou géographique à tous les gens de la mer et entreprises maritimes(18). Le code ISM conforme aux principes méthodologiques de l’ISO(19) se retrouve donc comme l’unique moyen reconnu d’aborder l’amélioration de la sécurité et exclue tout autre dispositif ou réflexion globale(20). La prise en charge de la sécurité par l’industrie elle-même, est un phénomène récurent. Une brève histoire de la sécurité maritime nous apportera les éléments de base à la compréhension ainsi que les raisons fondamentales du retour de ce processus à la fin du siècle dernier (1). |
Au moyen âge, un droit original commence à se généraliser, basé sur l’idée que chaque acteur du transport doit assumer sa part de responsabilité face aux périls de l’expédition maritime(22) En parallèle à la gestion administrative des risques maritimes, un concept nouveau se développe ; l’assurance. Né du souci des investisseurs de ne plus perdre la totalité de leur mise dans une activité génératrice de forts profits mais hautement instable, les acteurs du secteur maritime comprennent l’importance d’évaluer et garantir le risque réel encouru par le capital navire / cargaison.. Il s’agit du premier paradigme instituant et justifiant la régulation de la sécurité d’un secteur d’activité par lui-même. Au cours du 19ème siècle, la révolution industrielle et la première grande vague commerciale mondiale reposent sur la suprématie de la flotte marchande européenne(23), composante essentielle du monde industriel et colonial. Conscients de la nécessité de l’échange, l’industrie lourde, le port et le chantier naval deviennent l’ossature des premiers pays industriels (comme aujourd’hui pour les nouveaux pays industriels : Singapour, Corée, Chine, Taiwan…). |
Afin que les États du pavillon agissent et remplissent leurs obligations en terme de sécurité, ils doivent posséder les moyens techniques et politiques de leur action. La délégation aux États du pavillon du pouvoir d’émettre les certificats internationaux obligatoires des navires, oblige normalement les États nationaux a développer une administration compétente capable de vérifier la bonne application des conventions internationales à la mesure de leurs flottes. L’explosion des immatriculations de complaisance va bouleverser les principes de la régulation de la sécurité des navires imaginée et développée dans les années 80. Toujours à la recherche d’avantages concurrentiels, les armateurs vont "aller au marché" des pavillons afin de trouver les moins regardants administrativement. Protégés par la notion élémentaire de la liberté des océans, les pavillons sans administration réelle connaissent une expansion sans rapport avec leur implication dans le commerce international (Panama, Bahamas, Liberia, Malte, Mongolie…) Dépourvus d’administrations suffisantes, les pavillons de complaisance délèguent leurs pouvoirs aux entreprises privées expertes que sont les sociétés de classification. Cet acteur traditionnel du monde maritime profite de la crise des organisations intergouvernementales et du désengagement des États. Les sociétés de classification deviennent incontournables(29). Elles s’imposent au même titre que les États comme régulateur de la sécurité maritime. Le phénomène des pavillons de complaisance a largement facilité ce coup d’État des sociétés de classification sur la sécurité maritime. Le vide administratif caractérisant les États de complaisance offre de fait aux armateurs la possibilité de ne dépendre que de leurs clients, les sociétés de classifications, pour toutes les questions de sécurité. Les sociétés de classification remplacent de fait les administrations en fournissant leurs propres certificats et ceux de l’État du pavillon. |
Toutes les règles existent pour discipliner le transport et la sécurité maritime, mais également les dispositions permettant leur contournement.
Les pavillons de complaisance donnent aux armateurs toute latitude pour gérer les navires sans risque de sanction ni d'implication d'administrations fantômes. Les paradis fiscaux refuges des sociétés écrans et lieux de résidence des"single ship company" offrent une totale opacité permettant l'immunité des donneurs d’ordres dissimulés derrières de nombreux écrans. Les complexes montages financiers abritant propriétaires et bénéficiaires réels du système les exonèrent de toute responsabilité autant fiscale, sociale que pénale. Les sociétés de classification produisent en toute autonomie du droit et des certifications payantes pour leurs employeurs qui sont les armateurs… Libre de toute emprise étatique, l'industrie maritime sans régulateur publique fonctionne désormais en vase clos, sans aucun contrôle citoyen. Dans ce vaste marché ou la sécurité collective se marchande, les affréteurs accentuent leur pression dans un univers en forte concurrence. |
En fait il s’agit de placer la sécurité comme un bien public soumis aux percepts de la DUDH. Les bases de ce droit et son élaboration ne doivent en aucun cas être laissés entre les seules mains des"producteurs de normes" experts. Ils doivent faire l’objet d’une réelle appropriation de la part des citoyens du monde. C’est en effet à ceux qui supportent les coûts de définir le niveau de sécurité qu’ils souhaitent, en laissant de côté impératifs commerciaux et lobbies industriels. Soumettre toute politique nationale de prévention des risques à un cadre commun, permet aussi d’échapper à la tentative des industriels d’utiliser l’argument sécuritaire comme un produit de marketing publicitaire. Il s’agit de rendre la sécurité une évidence non manipulable. Encore une fois, l’activité maritime peut servir de secteur pilote car la réglementation est déjà internationale et complète. Sur mer, il suffit seulement de trouver les moyens de la rendre effective. C'est-à-dire dépasser les considérations étatiques en établissant la primauté au respect des exigences internationales plutôt que la primauté à la violation des conventions. |