Une étude de cas centrée sur la communication interne bord/terre incluant les évènements concomitants, à savoir, l'échouement du navire et de son remorqueur au cours d'un évènement nautique.
Dans les écoles de la marine marchande, les jeunes officiers apprennent l'importance de la communication, en particulier dans les situations d'urgence. Les professeurs font apprendre ni trop, ni trop peu, juste ce qu'il faut. Finalement ce qui est enseigné à tous les marins du monde pendant leurs cours, en plus de la navigation, c'est la gestion des ressources à la passerelle ou à la machine, la lutte contre les incendies, la gestion des passagers en cas d'urgence, l'abandon du navire, la survie en mer, etc. La formation à la communication semble apparemment totalement oubliée.
Aujourd'hui, le capitaine d'un navire en situation d'urgence communique d'abord normalement avec une DPA qui peut se trouver à plusieurs fuseaux horaires de différence et il se peut que cette personne n'ait malheureusement aucune expérience maritime. Expliquer la situation peut donc être difficile et long. De plus, ce n'est pas non plus quelque chose qui est couramment pratiqué lors des exercices ou entraînements à bord ou dans la compagnie, contrairement à l'enfilage d'une combinaison de survie ou à l'entraînement à l'utilisation d'une lance à incendie ou d'un appareil respiratoire par exemple ou encore un rassemblement des passagers car il ne faut pas oublier que la communication, que ce soit avec les passagers ou les secours terrestres, se fait dans les deux sens. Il s'agit pourtant d'un élément crucial du processus d'urgence.
Un accident récent utilisé comme étude de cas tout au long de cet article est l'échouement du
Thea II juste à l'extérieur de l'estuaire de la Humber, au nord-est du Royaume-Uni, le 15 décembre 2018. Avec le rapport du MAIB publié en août 2020, nous avons un bref aperçu de l'incident : le navire a subi une panne de moteur qui l'a rendu ingouvernable. Il a d'abord jeté l'ancre en accord avec le service de trafic maritime (VTS) compétent. L'équipage du navire n'ayant pas pu réparer le moteur faute de pièce de rechange à bord, l'assistance d'un remorqueur était nécessaire.
Puis, les conditions météorologiques se sont considérablement détériorées. Le vent atteignant la force 10, le port le plus proche a été fermé au pilotage, mais le VTS a quand même pu envoyer des remorqueurs pour aider le
Thea II. Pendant ce temps, le navire a commencé à tirer sur son ancre et à chasser lentement vers une zone peu profonde.
Le capitaine a contacté la compagnie à terre qui lui a dit de refuser l'aide d'un remorqueur*. Cette approche a été maintenue par la compagnie jusqu'à ce que l'officier de service de lutte contre la pollution et de sauvetage de la MCA informe les armateurs par téléphone qu'ils allaient émettre un ordre formel au nom du SOSREP les obligeant à accepter le
LOF, s'ils n'ont pas réussi à s'entendre avec la société de remorquage avec laquelle ils communiquaient. La Compagnie a finalement accepté de permettre au capitaine de prendre les remorqueurs à 00H54, plusieurs heures après le début de l'incident. Le navire avait effectivement talonné pendant ce temps, s'était renfloué au gré de la marée et risquait de s'échouer à nouveau définitivement cette fois-ci alors que la marée descendait.
Ce cas démontre clairement le rôle crucial que joue la personne désignée à terre (DPA) en cas d'urgence et à quel point une communication claire entre le navire et la terre est vitale. Cela touche également un domaine juridique intéressant en ce qui concerne l'autorité du capitaine.
Assistance à terre et DPA
En vertu du code ISM, toutes les entreprises de transport maritime doivent avoir une DPA qualifiée comme point de contact entre la compagnie et l'équipage. Ce rôle a été créé à la suite des désastres du Herald of Free Enterprise et du Scandinave Star. Les DPA doivent être disponibles à toute heure du jour et de la nuit pour assurer une aide aux navires pour la sécurité de l'équipage, du navire, de la cargaison et de l'environnement. L'OMI a défini les exigences minimales de compétence auxquelles doit répondre une DPA dans la MSC-MEPC.7/Circ.6, mais il n'est pas obligatoire que cette personne ait une expérience en mer, si elle possède une qualification d'un institut supérieur reconnu.
Lors de la sélection de la personne qui remplira le rôle de DPA, le processus doit être correctement entrepris avec la même diligence raisonnable que celle que l'on attend lors de la sélection de l'équipage des navires de la compagnie. La DPA, c'est la personne qui sera appelée à 02H00 parce qu'un navire s'est échoué ou qu'il y a eu un incendie ou qu'un membre de l'équipage a été blessé. C'est également la personne appelée par tout membre de l'équipage qui a des inquiétudes concernant la sécurité à bord du navire et souhaite signaler ces inquiétudes de manière anonyme. Il s'agit d'un rôle d'une extrême responsabilité et doit être traité comme tel. Il est essentiel que le rôle des DPA soit reconnu dans l'ensemble de la compagnie et de la flotte pour l'importance qu'il revêt.
Thea II à quai à Hull après l'échouement
On pourrait même considérer que sur le plan pratique, une fois appelées, les DPA ont aussi une responsabilité de la sécurité du navire comme son capitaine car c'est la DPA qui « active » le niveau supérieur de la direction, lorsqu'il le juge nécessaire. La DPA doit en effet avoir un accès direct au au président pour les questions qui ne peuvent pas être réglées à un niveau inférieur. Afin de prendre cette décision, les DPA doivent comprendre ce qui se passe à bord du navire et, pour cela, il est important de savoir quelles informations obtenir auprès du capitaine du navire en difficulté.
Dans le cas du Thea II, il a été noté que la direction à terre ne pouvait communiquer avec le capitaine que par courrier électronique et que les courriels du capitaine étaient courts et ne fournissaient que peu d'informations. Cela a finalement donné à la DPA une fausse impression du niveau de l'urgence de l'accident. Cependant, la question se pose de savoir pourquoi la DPA n'a pas posé davantage de questions afin de mieux appréhender la situation. De plus, elle n'a pas tenté de déterminer elle-même la position du navire en utilisant l'AIS ou tout autre moyen. (C'est une chose assez simple à faire, même chez soi. Il existe de nombreux sites Web faciles d'accès qui peuvent être utilisés pour connaître la position d'un navire).
Cela soulève la question supplémentaire de savoir s'il suffit que les DPA disposent simplement d'un téléphone professionnel ou s'il convient de leur fournir davantage d'équipements pour pouvoir remplir efficacement leur rôle de lien. On ne s'attendrait pas à ce que le capitaine d'un navire navigue sans disposer de l'équipement approprié. De même, pour qu'une DPA puisse accomplir correctement son travail, elle doit disposer de l'équipement approprié. Le travail efficace de la DPA est crucial, également pour que les compagnies puissent éviter des poursuites ou des plaintes pour négligence suite à tout accident pouvant survenir. Les entreprises doivent donc s'efforcer de garantir que ce travail de communication puisse être effectué à un niveau le plus haut possible via une cellule de crise.
L'élaboration d'une sélection de questions qui devraient être posées en cas d'urgence, avec des questions supplémentaires pour des urgences spécifiques, pourrait fournir un cadre sur lequel la DPA pourrait s'appuyer. Tout comme l'industrie aérienne, le transport maritime s'est progressivement équipé d'une liste de contrôle au sein d'un SMS, afin de garantir que des étapes cruciales ne soient pas manquées en cas d'urgence. Cela permet aussi de soutenir l'équipage dans une situation difficile.
Quant aux questions, une check-list permettrait à la DPA de toujours savoir quelles questions poser pour mieux comprendre la situation.
Dans le cas du Thea II, des questions simples telles que « quelles sont les conditions météorologiques ? quelle est votre proximité avec la terre ? y-a-t-il des avaries et quelles sont-elles ? » aurait permis à la personne au bout du fil de se faire une idée indiquant clairement qu'une aide urgente d'un remorqueur était nécessaire. Dans l'état actuel des choses, la DPA manquait d'information sur une grande partie de la situation et, de ce fait, elle n'avait pas nécessairement conscience du risque imminent d'échouement.
L'autorité du capitaine et de la DPA
En vertu de l'article 5 du code ISM, il est indiqué que l'entreprise doit s'assurer que son SMS montre que le capitaine a l'autorité prépondérante lorsqu'il s'agit de décisions concernant la sécurité du navire et la protection de l'environnement. Cette capacité du capitaine à prendre des décisions est la clé de voûte de l'industrie du transport maritime. Les capitaines sont des personnes hautement qualifiées possédant de nombreuses années d'expérience en mer. Ils sont formés spécifiquement pour accomplir ce travail, dont une grande partie consiste à prendre des décisions importantes et rapides. Les capitaines doivent être autorisés à prendre des décisions en toute sécurité, sachant qu'ils seront soutenus par les armateurs propriétaires du navire, du moins en théorie.
Un problème moderne est que, parfois, les capitaines craignent de prendre des décisions qui, selon eux, pourraient causer des difficultés à la compagnie, et ils craignent donc de perdre leur emploi. Ils ne veulent pas être le « capitaine coûteux » qui commande toujours un remorqueur, même si les conditions montrent qu'un remorqueur est nécessaire. Bien sûr, en théorie, tout armateur réputé encouragerait toujours le capitaine à prendre ces décisions et lui accorderait cette liberté et la culture sécurité au sein de l'entreprise doit favoriser cela.
La DPA joue aussi un rôle primordial dans la gestion de ce soutien.
Mais que se passe-t-il si l'armateur interdit expressément au capitaine de prendre cette décision, enlevant ainsi sa responsabilité en vertu du code ISM et en la prenant sur lui ?
Sur le Thea II, l'armateur a dit au capitaine de ne pas prendre de remorqueur ni de signer un contrat LOF mais plutôt d'attendre que les courtiers d'assurance s'en chargent. Au fur et à mesure que la situation évoluait, le capitaine demandait avec insistance l'autorisation de prendre un remorqueur, avec une fréquence et une anxiété croissante (comme l'a constaté le MAIB). La compagnie est restée concentrée sur l'aspect commercial visant à conclure une bonne affaire avec l'entreprise de remorqueurs. La gravité de la situation aurait dû lui apparaître encore plus clairement lorsque toutes les compagnies de remorqueurs ont refusé un contrat commercial et n'ont accepté qu'un LOF en raison des conditions existantes (position du navire et conditions météorologiques).
Alors, légalement, sur quoi peuvent s'appuyer les armateurs dans cette situation ?
L'autorité suprême du capitaine constitue toujours le dernier recours de la compagnie. Mais dans le cas du Thea II, il faut se demander si cela était vraiment suffisant. Le MAIB a spécifiquement noté dans son enquête que « cette approche portait atteinte à l'autorité du capitaine ». Par conséquent, les armateurs pourraient-ils s'appuyer comme moyen de défense sur l'article IV 2(a) des Règles de La Haye-Visby ? Ceci est utilisé pour couvrir tout acte de négligence ou faute du capitaine dans la navigation ou la gestion du navire. Il est possible que la nature non transférable de l'autorité du capitaine soit confirmée par la loi et que les propriétaires puissent s'appuyer sur cette défense contre les réclamations concernant les marchandises, même avec les actions de la DPA. Cependant, on ne peut s'y fier que si la compagnie a fait preuve de diligence raisonnable au début du voyage et par la suite.
Habituellement, l'argument contre cet article IV, consiste à remettre en question la "diligence raisonnable" nécessaire pour conserver un navire en état de navigabilité. Cela impliquerait de revoir le système de maintenance planifiée, le processus de recrutement de l'équipage du navire, la compétence du capitaine, etc. La diligence raisonnable qui a présidé à la nomination de la DPA et les efforts de l'entreprise pour s'assurer qu'elle dispose pleinement des moyens pour exécuter son rôle pourrait faire l'objet d'un examen minutieux, en particulier dans des cas comme celui-ci où il y a eu des erreurs importantes de la part de la DPA. En effet, un SMS qui permet à la compagnie d'ignorer le capitaine pourrait être considéré comme non conforme au code ISM et un capitaine qui se laisse commander par la compagnie peut être considéré comme incompétent ou déficient.
CONCLUSION
Comme le montre l'affaire du Thea II, les communications entre la DPA et le navire sont vitales. C'est principalement le hasard qui a empêché le navire de s'échouer définitivement et de provoquer un désastre environnemental. Dans ce cas, avec la criminalisation croissante des gens de mer, il est probable que le capitaine aurait fait l'objet de poursuites pour négligence, entre autres, pour ne pas avoir rempli ses fonctions comme prévu. Bien qu'il soit possible que les armateurs puissent s'appuyer sur les règles Hague-Visby pour défendre leurs réclamations concernant les marchandises, l'action de la DPA aurait pu cependant modifier finalement les responsabilités.
Les armateurs doivent s'assurer qu'ils font preuve du même niveau de "diligence raisonnable" lors de la nomination de leur DPA que lors de la nomination de leurs capitaines.
Le rôle de la DPA s'est considérablement développé depuis sa création il y a 30 ans. Une DPA aujourd'hui doit être un leader doté de compétences en communication de haut niveau et d'une compréhension de ce qui se passe sur le navire au niveau opérationnel, et pas seulement d'une connaissance théorique issue de sa gestion du SMS. Des exercices réguliers avec les navires faisant appel à la DPA aideraient les deux parties, l'équipage pratiquant ses compétences de lutte contre les incendies chaque mois, la DPA devrait également le faire, même si sa forme de « lutte contre les incendies » est à titre consultatif. Cela permettrait également à l'équipage de savoir qui est la DPA, à quoi elle sert et de s'entraîner à interagir avec elle, en s'habituant à répondre aux questions auxquelles on peut s'attendre en cas d'urgence.
Plus précisément, dans le cas du Thea II, les armateurs ne souhaitaient pas engager de remorqueurs sur une LOF, ils souhaitaient un contrat commercial. C'est quelque chose qui se produit de plus en plus, même si les frais sont généralement récupérables et que le fret contribuerait donc en fin de compte aux dépenses. Il ne faut jamais oublier qu'en général, dans un cas de LOF, le navire est en péril et que "d'après la nature même du sauvetage, il doit être en danger". Ainsi, supprimer le droit du capitaine de prendre des décisions concernant la sécurité du navire, de l'équipage et de l'environnement constituerait un dangereux précédent qui pourrait finir par créer des situations encore plus graves à l'avenir.
Commentaires du traducteur
Il est vrai que la personne désignée est en théorie la première personne de la compagnie à être informée d'une situation d'urgence sur un de leurs navires. Cette fonction de premier intervenant à terre est liée aux responsabilités imposées par le code ISM lui-même, celle d'assurer qu'un soutien est apporté au capitaine en cas de besoin. Cette fonction de premier intervenant dans la cellule de crise de la compagnie activée sur le champ grâce à une astreinte 24/7 organisée dans le SMS, est courante et se prépare régulièrement au cours d'entraînements conjoints avec chaque navire, à tour de rôle.
Dans tout SMS qui se respecte, la cellule de crise prévoit une aide au capitaine dans le cadre de sa prise de décision en plus des fiches réglementaires, mais aussi, aide ou avis par d'autres capitaines disponibles de la compagnie : capitaine d'armement, capitaines en repos ou en congés mais disponibles sur appel ou encore expert maritime/consultant ou expert de la société de classification, liés à la compagnie.
Dans le cas du Thea II ci-dessus, il semble que le capitaine ait été peu bavard sur le niveau d'urgence de sa position près des hauts-fonds et d'autre part que la personne désignée n'était pas à même de comprendre la situation du navire désemparé, à la dérive puis chassant sur son ancre.
Même si une liste de questions types avait été à la disposition de la DPA, et que des réponses aient été données, je ne pense pas que la DPA aurait pu professionnellement aider le capitaine à prendre une décision : mouiller la deuxième ancre, quel que soit le risque de chevauchement (il vaut mieux 2 chaînes croisées que le navire au sec).
Dans une cellule de crise courante digne de ce nom, il y a la notion d'aide au capitaine dans sa prise de décision en situation d'urgence même si son pouvoir discrétionnaire est clairement défini depuis la révision de la règle 8 du chapitre XI de la SOLAS (grâce au code ISPS en fait) à aucun moment les conseils au capitaine ne sont interdits, au contraire !
Donc, dans un SMS bien conforme au code ISM et bien adapté aux opérations de la compagnie et du navire, même si c'est la personne désignée qui est, du fait de son rôle de surveillance, la première personne informée, son rôle sera aussi de rechercher aussitôt une aide/conseil d'expert préalablement prévu soit du capitaine d'armement expérimenté ou de tout autre capitaine/commodore de la compagnie connu pour son expérience et expertise en la matière (dans expertise, il y aussi expérience).
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En conclusion, avoir une DPA avec l'expérience de capitaine (et le salaire qui va avec) et en plus une formation particulière solide de son rôle et de ses responsabilités, est souvent un avantage qui dans une situation comme celle du Thea II est évident. La mauvaise habitude parfois de confier ce rôle a une personne ayant exprimé ou démontré son inaptitude aux responsabilités ultimes de capitaine de navire ou à un cadre nouveau sans expérience maritime commence à disparaître et c'est certainement bénéfique pour l'application correcte du code ISM et une valorisation lente mais sûre de cette étrange fonction de DPA, spécialité de la marine marchande mondiale.
Source : Mme Voirrey Blount, responsable de l'Amirauté chypriote/ReedSmith.
Traduction : Cdt B. APPERRY mai 2024
* ceci rappelle le cas de l'AMOCO... il y a plus de 45 ans !