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Nouveaux aspects de la responsabilité du capitaine
Par le professeur Pierre Bonassies

      Il est souvent dit que la responsabilité des capitaines est rarement engagée. La chose n'est pas tout à fait exacte. Même "au civil", en matière de responsabilité civile, s'il vrai que, dans la pratique, un armateur, après un sinistre maritime, hésitera toujours à mettre en cause la responsabilité personnelle d'un capitaine, en craignant que son action ne suscite une réprobation générale, cette attitude connaît des exceptions, et, en tout cas, ne concerne pas les tiers étrangers à la solidarité qui lie les professionnels de la mer.

      Exceptions : dans une affaire jugée par la Cour d'appel de Rennes, le 16 septembre 1993 (Le Droit Maritime Français 1994.144), qui concerne, il est vrai, non un capitaine mais un chef mécanicien, un armateur avait agi en responsabilité civile contre ce dernier pour le dommage causé à la machine d'un chalutier par un mauvais entretien, son action, reçue en première instance, étant rejetée en appel en raison de l'absence de faute grave du mécanicien.
      Action de tiers: dans l'affaire du navire Himalaya, une passagère britannique, certes particulièrement irascible, avait personnellement mis en cause le capitaine d'un paquebot après qu'elle ait été blessée à l'occasion de son ré-embarquement après une escale. Et le litige est allé jusqu'à la Court of Appeal britannique, laquelle, dans un arrêt du 21 octobre 1954 a déclaré l'action de la passagère recevable, et, de surcroît, refusé au capitaine le bénéfice de la clause d'exonération de responsabilité figurant au dos du billet de passage (Lloyds Law Reports, 1954.2.267). En droit français, dans l'affaire de l'Ann Bewa, soumise à la Cour d'appel d'Aix-en-Provence le 21 février 1979 (Droit Maritime Français 1980.151), c'est le capitaine du navire, et le capitaine seul (armateur et affréteur ayant échappé à toute responsabilité pour des raisons de procédure), qui a été condamné à indemniser les tiers lésés par l'incendie du navire, dû à des fautes d'arrimage, et ce à hauteur de près de quatre millions de francs.

      Le risque subsiste donc certainement, pour un capitaine français, de voir sa responsabilité civile engagée, et la chose est d'autant plus grave que cette responsabilité, normalement, n'est pas assurée. Certes, il est de principe, en droit français, que l'assureur garantit les pertes et dommages causés par les personnes dont l'assuré est civilement responsable. Et ce principe est inscrit dans les dispositions de l'article L. 121 2 du Code des assurances. Mais ce texte ne s'applique pas aux assurances maritimes(voir l'article L. 111 - 1 du Code, qui énonce que " les titres 1, Il et Ill du présent livre ne concernent que les assurances terrestres. A l'exception des articles L. 111-6, L 112-2, L 112-4 et L. 112-7, ils ne sont applicables ni aux assurances maritimes et fluviales ni aux opérations d'assurances crédit ... "). Et aucun texte analogue à l'article L. 121-2 du Code des assurances ne se retrouve dans les textes concernant l'assurance maritime (loi du 3 juillet 1967, codifiée dans les articles L. 1711 et suivants du Code des assurances). Dès lors c'est seulement par bonne volonté "commerciale" que l'assureur français d'un armateur pourrait accepter de garantir un capitaine personnellement condamné à indemniser un chargeur ou un capitaine. Par ailleurs, la plupart des armateurs français assurent leur responsabilité civile auprès d'un P. & I. Club britannique. Et les Règles des Clubs ne prévoient pas la garantie de la responsabilité personnelle des capitaines. En fait, le Club prendra sans doute souvent à sa charge la condamnation prononcée personnellement contre le capitaine de l'un de ses membres, mais ce seulement sur décision de son "comité", et au cas par cas.

      Des observations analogues peuvent être faites sur la responsabilité pénale des capitaines. Cette responsabilité est souvent susceptible d'être mise en jeu, soit pour délit de pollution, soit pour l'infraction que le nouveau Code pénal qualifie d'atteintes involontaires à la personne (anciens délits de blessures ou homicide par imprudence). Et là, bien sûr, il ne saurait être question d'assurance.
Il est donc important d'attirer l'attention des capitaines français sur le fait que, avec le passage au troisième millénaire, le régime juridique qui leur est applicable en la matière a été fortement amélioré, qu'il s'agisse de leur responsabilité pénale ou de leur responsabilité civile.

  1. S'agissant de leur responsabilité pénale, l'évolution est, toutefois, quelque peu nuancée. Car, on constate certes un allègement général, mais d'abord une aggravation sur un point particulier.

          Aggravation : la loi du 5 juillet 1983 réprimant la pollution par les hydrocarbures, était déjà très sévère pour le capitaine. Les sanctions prévues par ce texte ont été alourdies par une loi du 3 mai 2001. C'est ainsi que la peine de 3 mois à deux ans d'emprisonnement et d'un million de francs d'amende prévue par l'article 1er de la loi de 1983 à l'encontre du capitaine coupable de rejet volontaire d'hydrocarbures est portée à une peine de quatre ans d'emprisonnement et de deux millions de francs d'amende. En cas de rejet involontaire dû à une faute d'imprudence, la peine prévue (laquelle est égale à la moitié des peines indiquées ci-dessus) est pareillement doublée.

          On peut s'interroger sur la pertinence d'une telle loi qui aggrave des sanctions en elles-mêmes déjà fort lourdes. Elle n'a guère qu'une justification : satisfaire l'ego des législateurs. Heureusement pour les capitaines, il est à penser que les juges n'en tiendront guère compte. Ils n'ont jamais appliqué dans toute sa rigueur la loi de 1983. Pourquoi en serait-il différemment pour la loi de 2001 ? De surcroît, dans la plupart des cas, le capitaine mis en cause en cas de pollution involontaire pourra invoquer les dispositions protectrices tant de la loi du 13 mai 1996 que de la loi du 10 juillet 2000 (2).

          La loi du 13 mai 1996 modifie les dispositions de l'article 121 - 3 du Nouveau Code pénal. Le texte originaire, encadrant tous les délits d'imprudence, énonçait qu'il y avait délit punissable - dans les cas spécifiés par la loi - en cas d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi. Le texte nouveau prévoit qu'il n'y a délit punissable "que si l'auteur des faits n 'a pas accompli les diligences normales, compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait".

          Adoptée à la demande des maires, présidents de conseils généraux ou régionaux, inquiets de voir leur responsabilité mise en cause de plus en plus fréquemment pour des fautes exclusivement imputables, selon eux, à leurs subordonnés, la loi de 1996 a valeur générale et s'applique quelle que soit la qualité de la personne en cause, maire, directeur d'établissement public, ou simple particulier. Elle s'applique certainement aux capitaines. Elle vise aussi tous les délits d'imprudence. Elle concerne donc, entre autres, le délit de pollution involontaire sanctionné par l'article 8 de la loi du 5 juillet 1983 (tel que modifié par la loi du 2 mai 2001, et devenu l'article 218-22 du Code de l'environnement). Elle concerne aussi les infractions visées par les articles 81 et suivants du Code disciplinaire et pénal de la marine marchande, tels l'échouement ou la perte involontaire du navire.

          Sans doute, dans la plupart des cas, la mission très large dévolue aux capitaines, les pouvoirs étendus qui sont les leurs, rendront malaisé pour un capitaine d'invoquer les dispositions nouvelles. Il reste que ces dispositions devraient conduire les tribunaux à marquer une plus grande mansuétude à l'égard des capitaines. En matière de pollution involontaire notamment, la loi de 1996 nous parait même propre à interdire au juge d'appliquer tel qu'il est écrit l'article 8 de la loi de 1983.

          Cet article prévoit que sera punissable, "en la personne du capitaine", tout fait de pollution involontaire résultant d'une imprudence, négligence ou inobservation des lois et règlements. A prendre le texte à la lettre, et en particulier les termes en la personne du capitaine, on pourrait conclure que le capitaine d'un pétrolier, qui aurait confié la conduite de son bâtiment à un officier parfaitement qualifié, demeurerait cependant punissable, en sa personne, de la pollution résultant d'une faute de navigation commise par cet officier. - La chose ne sera plus possible avec la loi de 1996, le fait pour un capitaine de confier le navire à un officier compétent devant apparaître comme une "diligence normale", telle qu'évoquée par cette loi.
  Fret _Languedoc
Arrimage en cale - FRET LANGUEDOC
        Le second texte qui devrait conduire à un allègement de la responsabilité pénale du capitaine, c'est la loi du 10 juillet 2000, insérée, elle aussi, dans l'article 121-3 du NouveauCode pénal. Ce texte énonce que "les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, sont responsables pénalement s'il est établi qu'elles ont soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer".

      Comme la loi du 13 mai 1996, la loi du 10 juillet 2000 a une portée générale. Sans doute concerne-t-elle particulièrement les atteintes à la personne, comme en témoignent la référence aux fautes exposant autrui à un risque d'une particulière gravité.
Mais rien, dans ses termes, n'exclut son application à toute infraction ayant entraîné un dommage. Elle a d'ailleurs été très récemment considérée par la Cour de Cassation comme susceptible de s'appliquer à un cas de pollution fluviale (Chambre criminelle 15 mai 2001, Bulletin 2001, au n°123). Elle pourrait donc pareillement être invoquée dans un cas de pollution maritime.


          Eu égard à la date très récente de la loi du 10 juillet 2000, il est malaisé de prévoir quel usage en feront les juges. Les circonstances propres à chaque espèce joueront ici un grand rôle. Par exemple, dans l'affaire du navire Snekkar (Droit Maritime Français 1997.93), le capitaine d'un bâtiment de pêche a été condamné par le Tribunal correctionnel de Dieppe, le 25 juin 1996, à six mois de prison avec sursis après l'accident fatal survenu à un marin. Alors que plusieurs membres de l'équipage s'affairaient pour mettre en place les apparaux de pêche avant le départ de la campagne, l'un des câbles de manœuvre se rompait, et venait frapper à la tête l'un des marins. Pour les juges, le capitaine était responsable de l'organisation du travail à bord du navire, notamment en application des dispositions du décret du 6 septembre 1983. Il aurait donc dû prévoir l'affectation des membres de l'équipage à des emplacements définis, et s'assurer que la tâche entreprise ne mette pas le personnel en situation de danger, comme il aurait dû prévoir une vérification systématique des câbles avant leur utilisation. Il est malaisé de dire si l'application du texte nouveau aurait sauvé le capitaine de la condamnation prononcée à son encontre.

          D'une part, on était bien dans l'une des hypothèses envisagées par ce texte : ce qui était reproché au capitaine, c'est de s'être abstenu de prendre les mesures permettant d'éviter l'accident. Mais, d'autre part, on pouvait plaider que, présent lors de la manœuvre, il avait commis une faute caractérisée, faute "exposant autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer".

    A la vérité, tout dépendra du juge. On peut néanmoins penser que, d'une manière générale, les textes nouveaux sont propres à alléger la responsabilité pénale des capitaines. Quant à leur responsabilité civile, on peut se demander si elle n'est pas pratiquement réduite à néant par un arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de Cassation du 25 février 2000.

  1. S'agissant de la responsabilité civile des capitaines, le droit maritime français s'est toujours montré sévère. L'Ordonnance de la Marine de 1681 rendait, sans nuances, le capitaine responsable de toutes les marchandises chargées dans son bâtiment. Le Code de commerce avait repris la règle dans son article 222. Mais il l'avait aussi, et d'abord, généralisée dans son article 221, texte énonçant que tout capitaine est garant de ses fautes, même légères, dans l'exercice de ses fonctions. En droit contemporain, l'article 5 de la loi du 3 janvier 1969 énonce, en termes très proches, que le capitaine répond de toute faute commise dans l'exercice de ses fonctions.

          Cette sévérité explique que les règles du droit français aient fait l'objet en 1967 d'une critique approfondie, critique émanant de Robert Garron, à la fois à l'époque capitaine au long cours et docteur en droit, et devenu depuis professeur des facultés de droit.

          Cet auteur avait proposé de distinguer entre le promoteur d'activité qu'est l'armateur, et le simple réalisateur qu'est le capitaine, lequel n'agit jamais que dans le cadre des instructions données par l'armateur, et pour le compte de celui-ci. Et il lui apparaissait que le responsable des dommages causés par l'exploitation d'un navire devait demeurer le seul armateur, le capitaine n'engageant sa responsabilité personnelle que très exceptionnellement, en cas de faute lourde détachable de son service. Mais le Doyen Rodière, rédacteur de la loi de 1969 n'a pas cru pouvoir suivre les idées développées par Robert Garron, idées que cependant il connaissait fort bien. Cette loi a donc, comme nous l'avons vu, maintenu la règle classique de la responsabilité du capitaine, sans distinguer d'ailleurs entre sa responsabilité à l'égard de l'armateur et sa responsabilité à l'égard des tiers.

          Quarante-cinq ans après, la thèse de Robert Garron a triomphé, ayant même été étendue aux salariés terrestres, aux salariés du "droit commun". Dans un arrêt du 25 février 2000, publié dans la plupart des revues juridiques (notamment au Dalloz 2000.673 et à la Semaine Juridique 2000.11. 10295), l'Assemblée plénière de la Cour de Cassation a posé le principe que "le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par le commettant n'engage pas sa responsabilité à l'égard des tiers".

          Cet arrêt (que nous appellerons l'arrêt Costedoat, du nom du préposé concerné) ne reprend pas exactement le schéma proposé par Robert Garron, la distinction entre promoteur d'activité et simple réalisateur. Mais ses conséquences, si tant est qu'on puisse l'appliquer au capitaine, sont celles là même que souhaitait notre collègue: l'immunité du capitaine pour le dommage causé par une faute professionnelle. La question se pose donc de savoir s'il est véritablement applicable au capitaine, et, si oui, selon quelles modalités.

          Dans notre opinion, rien ne s'oppose à I'application de l'arrêt Costedoat au capitaine. Certes, la Cour de Cassation vise dans cet arrêt les articles 1382 et 1384, alinéa 5, du Code civil, - l'article 1382, texte qui pose le principe de la responsabilité de chacun pour toute faute, et l'article 1384, alinéa 5, texte qui pose le principe de la responsabilité du commettant pour le fait de ses préposés (les "personnes dont on doit répondre"). Or, la responsabilité de l'armateur et celle du capitaine reposent sur d'autres dispositions, celles des articles 3 et 5 de la loi du 3 janvier 1969. Mais l'article 3 de la loi du 3 janvier 1969 renvoie "aux termes du droit commun", - c'est à dire précisément à l'article 1384 pour ce qui est de la responsabilité de l'armateur pour les faits de ses préposés maritimes ou terrestres. Or, le capitaine entre bien dans la catégorie de tels préposés, la Cour de Cassation ayant affirmé, dès 1951, que "malgré les pouvoirs de direction dont il dispose, le capitaine reste le préposé de l'armateur" (arrêt Lamoricière, 19 juin 1951, Dalloz 1951.1.717). Quant à l'article 5, il ne fait que reprendre, en les appliquant au capitaine, les dispositions de l'article 1382 du Code civil. Dire, comme il le fait, que le capitaine "répond de toute faute commise dans l'exercice de ses fonctions", c'est bien dire que pour reprendre les termes exprès de l'article 1382 - "tout fait quelconque (du capitaine) qui cause un dommage à autrui oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer".

          Reste toutefois un dernier obstacle : l'existence même de l'article 5 de la loi de 1969. Un tribunal peut-il méconnaître un texte aussi net, et affirmer une jurisprudence apparaissant - de prime abord tout au moins comme directement contraire à la loi (contra legem) ?

          Pour nous, la réponse ne fait pas de doute : la règle posée par l'arrêt Costedoat peut, et doit être étendue aux capitaines, et ce pour deux raisons. En premier lieu, même s'ils sont rares, il existe des exemples où la Cour de cassation n'a pas hésité à aller contre les termes exprès de la loi (ainsi, dès 1813, à propos des dispositions de l'article 931 du Code civil sur la forme des donations). Par ailleurs, si l'Assemblée plénière a fait prévaloir l'article 1384, alinéa 5 - avec l'interprétation qu'elle lui a donnée, comme excluant toute responsabilité du préposé agissant dans l'exercice de sa mission, sur l'article 1382, on doit pareillement faire prévaloir l'article 3 de la loi de 1969, avec le renvoi qu'il comporte à l'article 1384, alinéa 5 du Code civil, sur l'article 5 de la même loi, simple copie de l'article 1382. Il faut donc étendre au capitaine, préposé maritime, l'immunité affirmée, pour les préposés terrestres, par l'Assemblée plénière.

          Il reste que, même si l'on admet, comme nous, que la "doctrine" de l'arrêt Costedoat doive être étendue au capitaine, l'immunité accordée à celui-ci ne vaut que pour les actes qui se situent dans "les limites de sa mission". Quels sont donc ces actes ?

          Dans notre opinion, il faut adopter une interprétation extensive des termes "limites de la mission". Peu importe que le capitaine ait ou non suivi les directives ou les instructions de l'armateur. Ce qui compte, c'est qu'il ait agi dans le cadre de sa mission. Or cette mission est très vaste. Elle est d'assurer la conduite du navire, la sauvegarde des passagers ou des marchandises, comme la protection de l'environnement. Chaque fois que, par sa faute, le capitaine aura causé un dommage en ne respectant pas pleinement les exigences de sa mission, il devra bénéficier de l'immunité affirmée par l'arrêt Costedoat.

          Cet arrêt lui-même illustre d'ailleurs pleinement la manière extensive avec laquelle il doit être appliqué. Dans l'affaire soumise à la Cour de cassation, un pilote d'hélicoptère avait procédé par vent violent à l'épandage d'herbicide, causant de graves dommages aux fonds voisins. La faute commise résultait d'une méconnaissance par le pilote tant des règles de l'art que des instructions de son employeur. La Cour de cassation n'en a pas moins censuré l'arrêt qui l'avait condamné. La conclusion s'impose: l'immunité du capitaine doit jouer même pour une faute de navigation commise par lui, tout comme aussi pour une faute "commerciale" contraire aux instructions reçues par lui de l'armateur.

          Une question complémentaire se pose cependant quant à l'extension de l'immunité du capitaine : cette immunité vaut-elle à l'égard de son propre armateur ? Dans sa décision, l'Assemblée plénière n'évoque que la responsabilité du préposé "à l'égard des tiers". Il paraît cependant difficile de ne pas élargir cette immunité à la responsabilité du capitaine à l'égard de l'armateur.

          Depuis longtemps, il existe une tendance très forte en droit français pour décider que le commettant qui a indemnisé un tiers victime d'une faute d'un préposé, ou qui a lui-même été victime de son préposé, n'a pas d'action contre celui-ci. En 1958, la Chambre sociale de la Cour de cassation (alors "Section sociale") a rendu plusieurs décisions en ce sens, dont un arrêt du 27 novembre 1958 (Dalloz 1959.20), arrêt dont la thèse a été reprise depuis à plusieurs reprises, notamment par la Chambre commerciale, celle là même qui connaît des litiges de droit maritime.

          Il reste que, dans la jurisprudence ici évoquée, la Chambre commerciale, comme déjà la Chambre sociale, a toujours réservé le cas de la faute lourde. Cela conduit à une ultime question, celle de savoir si l'immunité accordée au préposé - et donc au capitaine - par l'arrêt Costedoat est susceptible de jouer, quelle que soit la gravité de la faute commise, y inclus la faute lourde.

          A cette question, la réponse ne pourra être donnée que par la Cour de cassation. Et il est malaisé de prévoir dans quelle direction ira cette réponse.

          D'une part, il est possible que la réserve de la faute lourde - assez traditionnelle en droit français, et que l'on retrouve dans la décision de la Cour d'appel de Rennes du 16 septembre 1993 citée ci-dessus - ne l'emporte. Mais, d'autre part, l'Assemblée plénière n'a assorti l'immunité accordée par sa décision d'aucune restriction. La seule condition qu'elle mette à cette immunité est que le préposé - pour nous, le capitaine - ait agi dans les limites de sa mission. Or, l'Assemblée plénière était parfaitement informée de la jurisprudence antérieure et de la réserve de la faute lourde. On peut penser que c'est sciemment qu'elle n'a pas repris cette réserve.

          Par ailleurs, maintenir l'immunité du préposé - pour nous, du capitaine -, même en cas de faute lourde, ne présenterait aucun caractère anormal. Car la règle est déjà connue, depuis largement plus d'un demi- siècle, par le droit de l'assurance terrestre. En cas d'assurance de responsabilité, en effet, l'article 12 de la loi du 13 juillet 1930 (devenu l'article L.121-12 du Code des assurances), reprenant d'ailleurs une pratique antérieure des assureurs, énonce que "l'assureur n'a aucun recours contre ... les préposés, employés, ouvriers ou domestiques de l'assuré, sauf le cas de malveillance commise par une de ces personnes".

          Lorsque le problème se posera à l'Assemblée plénière, voire à la Chambre commerciale, mais cette dernière statuant alors à la lumière de l'arrêt Costedoat, il est donc probable que l'immunité du capitaine sera étendue même à la faute lourde. L'hypothèse ici avancée nous paraît d'ailleurs confirmée, comme nous le verrons ci-dessous, par la jurisprudence la plus récente de l'Assemblée plénière.

          En tout état de cause, limitée à la "faute simple" ou étendue à la "faute lourde", l'immunité accordée au capitaine devrait être maintenue même au cas où la faute de celui-ci serait constitutive d'une faute pénale, tout au moins s'agissant d'une faute pénale non intentionnelle. Car il est depuis longtemps admis en droit français que responsabilité pénale ne signifie pas nécessairement responsabilité civile. On peut être pénalement "coupable", et n'être cependant pas civilement "responsable". Tel est le cas des fonctionnaires. Depuis un arrêt du Tribunal des conflits du 14 juin 1935, l'arrêt Thepaz (Sirey 1935.3.17), il est admis qu'un fonctionnaire puisse continuer à bénéficier de l'immunité civile à lui reconnue par le droit administratif depuis 1873, même en cas de faute pénale.

          Il faut cependant faire ici une double exception. En premier lieu c'est la logique même de la règle posée par la Cour de cassation -, le capitaine qui apparaîtrait, à travers la faute pénale par lui commise, comme ayant agi en dehors de sa mission (cas du capitaine ayant eu une querelle d'ordre privé avec un passager), devrait perdre son immunité civile. En second lieu, un arrêt tout récent de la même Assemblée plénière de la Cour de cassation apporte une limite à la règle de l'arrêt Costedoat. Dans une décision du 14 décembre 2001 (non encore publiée), L'Assemblée plénière observe que "le préposé condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis, fût-ce sur l'ordre du commettant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers engage sa responsabilité à l'égard de celui-ci".


  Fret Sologne
Colis lourds - FRET SOLOGNE
        Parce qu'il n'exclut de l'immunité du préposé que la seule faute pénale intentionnelle, l'arrêt du 14 décembre 2001 confirme d'abord l'analyse présentée ci-dessus pour ce qui est de la faute pénale non intentionnelle. Il permet aussi de penser que la Cour de cassation maintiendrait l'immunité du préposé même en cas de faute lourde.

      Au terme de cette étude, il apparaît incontestable que des progrès considérables ont été accomplis en l'an 2000, dans le domaine de la responsabilité du capitaine. Malgré le " retour de flamme " de la loi du 3 mai 2001, sa responsabilité pénale est devenue plus humaine. Quant à sa responsabilité civile, elle a pratiquement été anéantie, remplacée par une véritable " immunité civile ". Cette immunité nous paraît devoir être approuvée.
          La fonction première de la responsabilité civile, même si elle n'en est pas la fonction exclusive (la fonction de prévention conservant sa valeur), n'est pas, en effet, de sanctionner un coupable, mission qui ressortit aux responsabilités pénale et disciplinaire. Elle est de pourvoir à la réparation du dommage causé à une personne ou à ses biens, ce en substituant, selon la formule, pour nous très juste, du philosophe Léon Husson, "une attribution juridique du dommage à son attribution naturelle". Ce que fait, précisément, la jurisprudence Costedoat.

          Et l'on ne doit pas craindre que cette immunité atténue chez les capitaines le sens de leur mission. La règle de l'immunité civile est appliquée aux fonctionnaires depuis plus d'un siècle par le droit administratif. Elle n'a nullement entraîné l'affaiblissement de leur conscience professionnelle.

          Commentant les décisions de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui, en 1958, avaient exonéré le préposé de toute responsabilité à l'égard de son commettant (sauf faute lourde), le Doyen Carbonnier observait que ces arrêts mériteraient peut-être à cette Chambre "des offrandes d'églantine" - fleur à coloration nettement sociale (Revue trimestrielle de droit civil 1959.753). Généralisant le propos, nous dirons que l'année 2000 mérite sans doute, pour les capitaines français, le qualificatif d'année à l'églantine.



  • Pierre Bonassies est membre associé de L'AFCAN, professeur honoraire à la Faculté de droit d'Aix-Marseille, vice-président de l'Institut Méditerranéen des Transports Maritimes (I.M.T.M.) et président honoraire de l'Association Française du droit maritime - le présent texte reproduit pour partie une communication faite par l'auteur lors de la journée Info-Navires organisée par l'I.M.T.M. le 22 octobre 2001.
  • Regrettons seulement au passage que le législateur n'ait pas pris occasion de la promulgation de la loi du 3 mai 2001 pour transférer la compétence des infractions de pollution au tribunal maritime commercial.
  • Reste le problème de la "faute inexcusable", la faute commise témérairement et avec conscience de la probabilité du dommage à laquelle certains textes du droit maritime contemporain font référence, notamment la Convention de 1969 modifiée en 1992 sur la responsabilité pour les dommages dus à la pollution par hydrocarbures. En droit interne, la faute inexcusable d'un capitaine devrait être traitée comme la faute lourde. En droit international un tel traitement pourrait se heurter au principe de la supériorité des règles du droit international sur celles du droit interne. La responsabilité personnelle du capitaine devrait alors être maintenue. Mais, à la vérité, le problème ici évoqué est trop complexe pour faire l'objet d'une analyse complète.
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