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Apparences d'hydrocarbures et présomption d'innocence
 
Par M. Bernard Bouloc,
Professeur à l'Université de Paris - 1 (Panthéon-Sorbonne)

Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de Mr. S. Miribel nous publions cet article extrait du mensuel LE DROIT MARITIME FRANÇAIS n°661 Juillet-Août 2005, numéro spécial "pollutions maritimes" - Editions Lamy SA Paris –
Dans Afcan Infos 68 nous avions publié du même auteur "Rejets d'hydrocarbures : Réflexion sur la "preuve" de l'infraction et les "dommages intérêts" .



       L'évolution du droit positif en matière de répression des rejets volontaires d'hydrocarbures a été dans le sens d'une répression très considérablement accrue. Il ne semble pas cependant qu'en France l'octroi de moyens adéquats aux autorités chargées de la poursuite ait suivi le même mouvement, contrairement à ce qui est advenu en d'autres matières ou en d'autres pays.

       Il n'est pas inutile de rappeler que l'efficacité nécessaire de la répression implique que soient punis les coupables, et épargnés les innocents, et que la réparation soit exacte, ce qui exclut la notion de dommages et intérêts punitifs.

       Cette évolution contraint au rappel des principes fondamentaux, à commencer par la présomption d'innocence :
       "L'apparence ne peut pas suffire à écarter la présomption d'innocence rappelée dans l'article préliminaire du C.P.P. et dans la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (art 6-2). Au demeurant, le doute ne profite-t-il plus à la personne poursuivie ? Pas davantage, on ne peut réparer un préjudice hypothétique ou un dommage évalué forfaitairement et dont il n'est pas établi qu'il a été subi effectivement par telle association. Les dommages-intérêts punitifs ne sont pas reconnus en droit français "(Bernard Bouloc, Rejets d'hydrocarbures : Réflexion sur la "preuve" de l'infraction et les" dommages-intérêts ", DMF 2005, n ° 657, p. 204). - article publié sur ce site, rubrique "dossiers juridiques", répression des rejets d'hydrocarbures (NDLR)

       Ces questions d'ailleurs ne relèvent que de la logique élémentaire, et leurs solutions au pays de Descartes, ne devraient normalement pas poser de problème : il ne s'agit que de distinguer le vrai du faux, la vraie pollution de l'apparence, le préjudice réel de celui qui est simplement allégué, mais non prouvé.

       Se contenter de la seule apparence, c'est préjuger. C'est donc enfreindre la règle première du Discours de la méthode :
" Éviter soigneusement la précipitation et la prévention... "
" ... Ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute ".


       Se fier aux apparences, écarter les moyens de preuve modernes, c'est ouvrir grande la porte à l'erreur judiciaire.
Faut-il rappeler que nous sommes au troisième millénaire ? Pour condamner quiconque, peut-on se contenter d'une simple photographie ? Il serait absurde et dangereux de vouloir se contenter de la simple photographie, d'une tache rouge sur le sol, même " corroborée " par un procès verbal, puis par le commentaire de la photographie, émanant d'un expert aussi grand soit-il. Aucun expert indépendant et impartial, sur la base d'une telle photographie, ne peut affirmer qu'il s'agirait de sang plus que de peinture, de sang humain plutôt que de sang animal, et encore moins que ce sang serait celui de tel individu, plutôt que de tel autre. Une telle photographie ne permet même pas d'établir l'existence de sang, c'est-à-dire de l'infraction. Les simples apparences ne permettent pas d'écarter le doute, et il en est de même en matière de pollution maritime. II existe aujourd'hui des preuves scientifiques dont il serait choquant de se détourner. II est aujourd'hui impossible d'ignorer les empreintes digitales, l'analyse des sangs, ou le prélèvement de l'ADN.

       C'est en effet le recours à de tels prélèvements qui a permis non seulement d'épargner des innocents, mais encore de confondre les véritables coupables. Les capitaines au long cours doivent-ils donc être traités différemment des autres citoyens ?

       Faut-il donc vraiment approuver la circulaire du ministère de la justice en date du 1er avril 2003, qui semble interprétée par certains comme une exhortation faite aux tribunaux de se détourner des preuves scientifiques telles que les prélèvements au profit " d'autres moyens de preuve ", c'est-à-dire en pratique des seules photographies ? Certainement pas, s'il s'agit alors de se contenter seulement de l'apparence qu'est l'observation visuelle, même " corroborée " par l'opinion d'un expert dont l'indépendance doit d'ailleurs être aussi insoupçonnable que celle du juge.

       Se détourner aujourd'hui des preuves scientifiques, qu'il s'agisse des prélèvements de sang, ou bien des prélèvement d'hydrocarbures constituerait une impensable régression dans l'Europe des droits de l'homme. Les Suédois, pour ne citer qu'eux, l'ont parfaitement compris et ils ont donné aux agents de poursuite les moyens techniques d'éviter les erreurs : ainsi par exemple utilisent-ils des bouées pour effectuer les prélèvements qui sont seuls susceptibles d'écarter le doute existant en ce domaine puisque aussi bien la littérature scientifique en la matière a établi depuis fort longtemps que les hydrocarbures peuvent être confondus avec d'autres substances.

       Les publications relatives aux accords de Bonn montrent qu'il existe actuellement de nombreux moyens de preuves techniques modernes susceptibles d'écarter le doute. Il faut donc souhaiter que la France donne à ceux qui ont la lourde tâche de poursuivre et de réprimer, les moyens indispensables d'une répression efficace et juste.

       S'agissant des rejets volontaires d'hydrocarbures, nos réflexions sur la " preuve " de l'infraction et les " dommages intérêts " (loc. cit.) nous ont donc conduit à rappeler les principes essentiels auxquels sont traditionnellement attachés les tribunaux français.

  1. - Sur la preuve d'une pollution maritime


  2.        Très récemment un éminent représentant du Parquet, M. le Procureur Burgelin, a écrit que pour éviter les fausses déductions, le juge doit " bâtir son activité dans le doute, dans la mise en question constante des données qui lui sont fournies par les uns ou les autres " (in La Preuve, Economica 2004, p. 1). Il s'agit donc éventuellement de recourir aux modes de preuves scientifiques.

    Rappelons également que :
    • II faut se garder de tout a priorisme, de tout préjugé, s'abstenir de tout raisonnement établi sur une simple vraisemblance, sur une simple apparence.
    • Il existe une présomption d'innocence.
    • La charge de la preuve incombe toujours à l'autorité de poursuite, et en matière de preuve, la liberté n'est pas la licence : l'intime conviction doit être dûment motivée.
    • Un procès verbal ne fait foi jusqu'à preuve contraire que de ce qui a été effectivement perçu, mais non de l'appréciation de l'agent verbalisateur qui n'est qu'une opinion. La photographie ou le procès verbal ne peuvent donc valoir constatation d'une pollution marine par les hydrocarbures. Une fois de plus, imaginerait-on de condamner une personne au vu d'une tache rougeâtre, pouvant être du sang ?
    • Les présomptions légales ne sont guère acceptables, au regard de l'article 6-2 de la CEDH sur la présomption d'innocence (cf. aff. Salabiaku, Cour eur. droits de l'homme, 7 octobre 1988, RS crim. 1989/167 ; aff. Phan Hoang, Cour eur. droits de l'homme, 25 septembre 1992, JCP 1993.1.3654, n° 15).
      A fortiori doit-il en être de même pour les simples présomptions de fait ou de l'homme (cf. art. 1353 du Code civil).


  3. - Sur les dommages et intérêts


  4.        Il convient de ne pas confondre la peine et la réparation, faute de quoi on assiste à un véritable dévoiement de l'action civile. La règle en la matière est la réparation intégrale du préjudice subi, pas moins que le dommage subi, mais pas plus, les dommages et intérêts punitifs n'étant pas admis en droit français. C'est à la lumière de ces principes qu'il convient d'examiner la jurisprudence la plus récente.

           II est rassurant de constater que dans l'ensemble, ainsi que l'on pouvait s'y attendre, les juges français n'entendent pas aujourd'hui plus qu'hier se laisser séduire par de simples apparences. Une décision seulement semble s'écarter des principes. Il s'agit de l'arrêt rendu par la Cour d'appel de Rennes le 13 janvier 2005 dans l'affaire du navire Voltaire.

           La question est d'une brûlante actualité, et les associations professionnelles ont dénoncé le risque de sanctions injustes (Var Matin, 30 mai 2005) : " Très souvent, tout est jugé à partir de photos pas très bonnes, sans aucune position du navire incriminé, ni heure " ; " Les peines sont énormes au regard des dommages ".

           Les professionnels insistent surtout sur le fait que les apparences sont trompeuses, et qu'il n'est donc pas intellectuellement honnête d'exclure la possibilité d'erreur et de se contenter de la trilogie observation visuelle, photographies et avis d'un expert, indépendant ou non, sur ces seuls éléments.

           L'article précité cite les plus grands experts maritimes, tels que M. Pierre Lefebvre, Président de l'union professionnelle des experts maritimes, lesquels s'accordent pour dénoncer le risque d'erreur résultant des apparences.

           La revue de l'association française des capitaines de navires, AFCAN Infos, a publié deux photographies qui se passent de commentaires, supposées représenter " un navire en dégazage volontaire... ou involontaire " (AFCAN Informations, n° 65, juillet 2004, et ci-dessous).

 

         En effet, la simple photographie d'un rejet à la mer ne suffit pas à établir l'existence d'une infraction, car il peut s'agir tout simplement de l'évacuation du circuit de refroidissement, ou d'un exercice de la lance à incendie.

       Quant à la photographie d'un yacht de luxe derrière lequel se trouvent des traces suspectes, il est évident qu'elle ne suffit pas pour affirmer que le dégazage de la part de ce navire aurait été volontaire. La photographie même " corroborée " par un procès verbal, même commentée par un expert, ne peut absolument pas suffire à dissiper le doute.

       Une fois de plus, pourrait-on aujourd'hui, sans susciter un scandale, condamner quiconque sur la base de la photographie d'une tache rouge, accompagnée d'un procès verbal commenté par un expert qui viendrait dire que la tache rouge n'est pas de la peinture ni du sang de poulet mais bien sur la foi de la seule observation visuelle, du sang humain. C'est évidemment impensable. Le prélèvement de la substance de couleur rouge est évidemment indispensable pour que l'on puisse parler de sang.

       II n'existe aucune raison d'agir différemment en matière de pollution. Il faut d'abord s'assurer que la pollution existe. Les prélèvements en mer paraissent donc bien nécessaires, de même que les prélèvements à bord du navire.

La nécessité de procéder à des prélèvements n'a rien d'extraordinaire. Elle résulte de la simple lecture du " Recueil des preuves concernant les rejets en provenance des navires " publié en application de l'accord de Bonn de 1993. Citons ce texte fondamental : " Lorsqu'il y a incertitude quant à la présence d'hydrocarbures à la surface de l'eau, échantillonner l'eau polluée est un moyen de lever le doute. Si des traces d'hydrocarbures déversés restent à bord du navire suspecté, des comparaisons d'échantillons d'hydrocarbures relevés à bord du navire et dans la nappe ou dans la Zone contaminée peuvent aider à l'identification. Diverses techniques peuvent être utilisées. Le couplage chromatographie en phase gazeuse l spectrométrie de masse (CG/SM) utilisé actuellement est à même de fournir une véritable « empreinte digitale », caractéristique de l'hydrocarbure analysé ".
           Il est donc indubitable que les moyens techniques susceptibles de lever le doute existent, ils sont nombreux, ils permettent, selon les propres termes employés par le Recueil des preuves de fournir une véritable " empreinte digitale caractéristique de l'hydrocarbure analysé ". Accuser quelqu'un en refusant de tenir compte de l'existence d'empreintes digitales serait aujourd'hui une véritable absurdité. Refuser le prélèvement est aussi grave que refuser de prélever des empreintes digitales. C'est même à la limite, beaucoup plus grave. L'empreinte digitale, pourtant indispensable, permet tout au plus d'identifier ou de distinguer deux individus. Elle n'est pas à elle seule la preuve de l'existence d'un crime.

           Ainsi, les prélèvements en mer et à bord du navire sont, comme les empreintes digitales, absolument indispensables pour l'identification, c'est-à-dire pour établir de façon certaine la relation entre une pollution et un navire déterminé, surtout quand aucune indication n'est donnée quant au nombre de navires qui ont fréquenté la zone dans les vingt quatre heures qui précèdent. Mais il y a plus : seul le prélèvement en mer est de nature à établir l'existence même de l'infraction. La photographie aérienne ne suffit donc pas, et c'est une fois de plus le Recueil des preuves qui permet de l'affirmer : " Un navire peut traverser une nappe d'hydrocarbure préexistante, résultant du déversement d'un autre navire. Une telle nappe sera « ouverte » par le navire. Dans certains cas, selon les circonstances, un reflet continu pourra être observé après le passage de ce navire " (Recueil des preuves, p. 26).

           Cette observation technique est importante : il en résulte que la " nappe d'hydrocarbure préexistante ", provenant d'un autre navire, peut se trouver devant le navire qui sera l'objet des poursuites, tout en étant invisible. C'est le passage de ce dernier qui " l'ouvrira ", qui fera apparaître le reflet continu dont la simple apparence est susceptible, à l'heure actuelle, de provoquer des poursuites. Le fait que l'aéronef chargé de la surveillance repère un " reflet continu " dans le sillage du navire n'est donc bien qu'une apparence qui ne suffit pas pour permettre d'incriminer le navire.

           II est également évident que la précaution qui peut consister, pour l'agent de constatation, à aller photographier la mer devant le navire, n'est pas suffisante pour identifier le pollueur, pour permettre d'affirmer qu'il n'y a pas de pollution en avant du navire.

           On voit donc combien il serait dangereux de vouloir se contenter de la simple observation visuelle :
    1.   d'une absence d'apparence de pollution devant le navire


    2.   " d'un reflet continu... après le passage du navire ", pour l'identifier comme étant le pollueur.
           Il en est d'autant plus ainsi que les zones surveillées sont des lieux de passage très fréquentés, de jour comme de nuit, que les rejets volontaires ont souvent lieu la nuit... L'innocent qui passe le jour suivant ne doit pas être accusé sur la base d'une simple apparence.

           Le Recueil des preuves précité montre encore que la tâche confiée aux agents de poursuite est tellement délicate que même les observateurs expérimentés peuvent commettre des erreurs, s'ils croient pouvoir se fier aux apparences : " Cependant, il est quelquefois difficile, même pour un observateur expérimenté, de déterminer simplement par observation visuelle si certaines nappes résultent de rejets opérationnels ou sont constituées de produits ne relevant pas de l'annexe I ou d'une huile végétale ". Dans de telles circonstances, une enquête à bord du navire résoudra le problème.

           Certains produits qui sont transportés et déversés dans le cadre des règles de l'annexe II de la convention Marpol 73/78 peuvent, lorsqu'ils sont déversés en mer, former des couches à la surface de l'eau pouvant être similaires à des couches d'hydrocarbures. Dans un tel cas, seule l'inspection à bord peut donner une réponse décisive à la question de savoir si le rejet excède ou non les critères de rejets fixés par les annexes I ou II de la convention (Recueil des preuves, p. 27).

           Ces constatations faites par le Recueil des preuves montrent bien que le prélèvement doit également être fait à bord du navire. Elles mettent particulièrement bien en évidence le fait que l'observateur, aussi expérimenté soit-il, n'est pas en mesure de faire, avec la certitude qu'exige le respect des droits de l'homme, la preuve d'une pollution par les seules observations visuelles ou les photographies.

           La lecture de ce recueil officiel montre donc bien qu'il est contraire au bon sens de vouloir se contenter au XXI` siècle, des simples apparences révélées par l'observation visuelle ou les photographies. II est donc plus que jamais nécessaire de donner aux autorités de poursuite les moyens techniques et matériels d'accomplir leur délicate mission. Prétendre se contenter de la trilogie procès verbal d'observation visuelle, photographies, commentaire des photographies ne permet pas d'assurer le respect de la présomption d'innocence. Celle-ci ne saurait céder devant de simples apparences.

           La lecture des décisions de jurisprudence les plus récentes, par comparaison avec la littérature technique émanant des instances internationales fait apparaître la pauvreté des moyens alloués en France aux autorités de poursuite. Il faut souhaiter qu'à l'avenir celles-ci soient mieux traitées.

           L'arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris (publié ci-après in Jurisprudence Française, p. 599) dans l'affaire du Provence, (23 mars 2005) illustre parfaitement ce propos. Dans cette affaire le Tribunal de grande instance de Paris, eu égard aux moyens mis en oeuvre, avait conclu "qu'au total, ce dossier ne permet aucunement d'établir la culpabilité du prévenu, mais seulement les défaillances et le manque de professionnalisme de la direction d'enquête". Cette critique sévère ne doit pas faire oublier que périodiquement les agents de poursuite se plaignent de l'insuffisance des moyens qui leur sont attribués.

           C'est sous le bénéfice des observations qui précèdent, qu'il convient d'examiner les décisions rendues dans trois affaires récentes (publiées in Jurisprudence Française, p. 596 et s. avec nos observations), celle du Provence, celle du Voltaire et enfin celle de l'Atlantic Hero.

           Dans chaque cas, on procédera à une appréciation des preuves telles qu'elles ont été appliquées d'une part à l'existence d'une infraction, et d'autre part à l'étendue du préjudice.

  Bernard Bouloc
Professeur à l'Université de Paris - 1
(Panthéon-Sorbonne)
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