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RAPPORT AU CONSEIL SUPERIEUR DE LA MARINE MARCHANDE :

CONDUITE DE L'ENQUETE DU BEA-MER ET CONCLUSIONS DE SON RAPPORT
SUR LE TALONNAGE DU BREIZH NEVEZ LE 19 FEVRIER 2019
 

PROPOS LIMINAIRE :

Le rapporteur est membre de l'AFCAN (Association Française des Capitaines de Navires) en charge du suivi des dossiers de l'assurance protection juridique des adhérents et secrétaire général du syndicat des officiers de marine marchande CFE-CGC Marine.

A ce titre, il a :
  • accompagné et soutenu le capitaine du Breizh Nevez pendant toute la procédure de licenciement initiée par la compagnie Océane.
  • été en contact avec l'inspecteur du travail de Lorient qui a mené également une enquête pendant 20 mois sur l'accident du 19 février 2019.
  • apporté sa contribution à la rédaction des mémoires rédigés dans le cadre de la procédure administrative de contestation de la décision ministérielle d'autoriser le licenciement.
L'AFCAN, soutenant son adhérent, est intervenue auprès de la compagnie Océane à propos de la rapidité de décision de licenciement, ainsi qu'auprès du BEA-mer pour dénoncer un rapport à charge puis pour demander la réouverture d'une enquête. Elle a déposé des observations auprès du Ministère du Travail pendant le recours de la compagnie Océane. Elle a fait une intervention volontaire à la Cour Administrative d'Appel de Nantes, pour consolider la défense du capitaine.

La CFE-CGC Marine, soutenant aussi son adhérent, a accompagné physiquement à Rennes le capitaine du Breizh Nevez lors du recours de la compagnie Océane contre la décision de refus de licenciement de l'inspecteur du travail de Lorient. Elle a mis en contact le capitaine avec une de ses avocates, qui a défendu le capitaine pendant toute la procédure initiée par le directeur de la compagnie. Elle est également intervenue auprès de celui-ci et de l'inspection du travail afin de demander de la modération dans le traitement de cette procédure en interne qui s'approchait d'une forme de harcèlement moral.

De son côté l'association Mor Glaz est intervenue médiatiquement en 2023 pour dénoncer le rapport à charge du BEA-mer et souligner le « travail remarquable » de l'inspecteur du travail de Lorient.

Tout ce qui est indiqué dans ce document peut être daté et documenté au travers de courriers, d'articles ou des différents rapports. Pour ne pas l'alourdir, seules les dates les plus significatives sont notées et la documentation n'est pas jointe, le rapport de l'inspecteur du travail (98 pages + 63 annexes), les arguments développés dans les mémoires par les différentes parties lors de la procédure administrative, et les différents courriers de l'AFCAN et de la CFE-CGC Marine, faisant plusieurs centaines de pages. Ce rapport se veut le plus synthétique possible aux fins de se consacrer aux déficiences de l'enquête et du rapport d'enquête du BEA-Mer. Pour ce faire, il est nécessaire de situer le contexte dans lequel se sont déroulées les enquêtes du BEA-mer et de l'inspecteur du travail de Lorient. Le but n'est pas de revenir sur la procédure de licenciement du capitaine qui a trouvé son dénouement il y a quelques semaines, mais bien que de réels enseignements soient tirés de l'enquête du BEA-mer pour la sécurité en mer et la sauvegarde de la vie humaine en mer.

RAPPEL DES FAITS :

Le 19 février 2019 en début de matinée, par temps de brume, le Breizh Nevez de la compagnie Océane talonne à l'entrée de la rade de Lorient sans conséquence humaine. Les articles et reportages de presse de l'époque souligne le comportement exemplaire du capitaine dans la gestion de crise. A noter qu'il n'a pas pu bénéficier du soutien de la compagnie en l'absence de réponse du service QSE, normalement disponible dans ce genre de situation comme prévu par les textes règlementaires. La gendarmerie maritime ne fait aucune constatation pouvant indiquer une responsabilité quelconque du capitaine.

Quelques secondes avant le talonnage, lors du chenalage, le timonier a du mal à tenir le cap et le navire fait une embardée de plus de 20 degrés. Celui-ci déclarera lors de l'enquête interne à la compagnie qu'il avait cru que la barre avait sauté.

PROCEDURE A L'ENCONTRE DU CAPITAINE :

Le 13 mars 2019, le directeur de la compagnie Océane convoque le capitaine pour un entretien préalable à sanction disciplinaire pouvant conduire à un licenciement. Le capitaine étant délégué du personnel, la procédure nécessite une autorisation de licenciement de l'inspection du travail. L'inspecteur du travail de Lorient refuse l'autorisation de licenciement estimant que les arguments avancés par la compagnie Océane ne sont pas constitutifs d'un comportement fautif justifiant un licenciement.

Le recours hiérarchique de la compagnie auprès de l'inspection du travail de Rennes est également rejeté.

Le 13 février 2020, le recours de la compagnie auprès du Ministère du Travail est accepté et l'autorisation de licenciement accordée.

Le 25 février 2020, le directeur notifie un licenciement pour faute grave sans indemnités, ni préavis contrairement à ce qui avait été annoncé par la DRH auprès des représentants du personnels du comité d'entreprise du 29 mars 2018. Dans son courrier, le directeur outre les griefs exposés précise « De même, le BEA mer, a mené une enquête sur cet accident et a conclu que sur les 5 facteurs de l'accident 4 vous étaient directement imputables » Le capitaine dépose un recours contre la décision du Ministère du Travail auprès du tribunal administratif de Rennes. La compagnie se positionne en intervention volontaire. Le capitaine est débouté et interjette appel auprès de la Cour Administrative d'Appel de Nantes. La compagnie Océane se positionne en intervention volontaire, en réfutant le droit de l'AFCAN, à avoir déposé des observations auprès du Ministère du Travail. L'AFCAN dépose alors également un mémoire en intervention volontaire.

Le 15 novembre 2022, la CAA donne raison au capitaine en annulant la décision d'autorisation de licenciement du Ministère du Travail condamne l'Etat.

La compagnie Océane dépose un recours au Conseil d'Etat, qui n'est pas admis. Le 4 juillet 2023 le Conseil d'Etat confirme l'arrêt de la CAA de Nantes.

La direction de la compagnie Océane ayant changé, la CFE-CGC Marine, en accord avec le capitaine, suggère le 17 juillet 2023 à celle-ci d'étudier une transaction entre avocats pour clore ce dossier de façon amiable sans passer par la voie judiciaire. Après plusieurs mois de négociations, un accord est signé entre les parties fin mars 2024. Cet accord comporte des clauses de confidentialité qui lient les parties sur le dossier.

ENQUETE DE L'INSPECTEUR DU TRAVAIL DE LORIENT :

L'inspecteur du travail connait bien le climat social de la compagnie, qui est délétère, pour y être intervenu. L'acharnement du directeur de la compagnie à licencier le capitaine en raison de griefs qui ne sont pas fondés le pousse à entamer une enquête de 20 mois qui donnera lieu à un long rapport très documenté. Les arguments développés et solidement étayés dans le rapport ont servi à soutenir l'argumentation des mémoires du capitaine qui lui ont permis de retrouver son honneur et de gagner ses recours contre la décision du Ministère du Travail d'autorisation du licenciement.

Au cours de son enquête l'inspecteur du travail a découvert des informations cruciales que la compagnie Océane n'avait pas communiquées aux enquêteurs du BEA-mer:
  • L'intervention sur l'appareil à gouverner le lendemain de l'accident pour remplacer les convertisseurs de barre non homologués.
  • Les avaries à répétition sur les convertisseurs de l'appareil à gouverner qui ne supportent pas les vibrations et déclenchent, conduisant à des pertes de contrôle de l'appareil à gouverner.
Il démontre également (voir plus loin) des erreurs de la part les inspecteurs du BEA-mer dans l'analyse de l'accident.

Le rapport de l'inspecteur du travail a été transmis au parquet de Brest ainsi qu'au BEA-mer.

ENQUETE DU BEA-MER :

Entre l'enquête et la sortie du rapport 7 mois s'écoulent.

Sur la forme :

L'enquêteur principal connaissait le capitaine pour avoir été son tuteur de mémoire à l'Ecole Nationale de la Marine Marchande. A ce titre, il aurait dû se dessaisir afin que l'enquête puisse être menée en tout objectivité.

Les enquêteurs ne se sont pas appuyés sur l'inspection du travail, comme prévu par les textes réglementaires. Celui-ci avait pourtant proposé sa collaboration. Ainsi :
  • les enquêteurs n'ont pas pu tenir compte du climat social particulier au sein de la compagnie, qui leur aurait permis d'apprécier la réelle objectivité de certains témoignages. Lors des enquêtes d'accidents aéronautiques, les enquêteurs s'attachent à déterminer quelles ont pu être les relations humaines dans le cockpit et si celles-ci ont pu être à l'origine de facteurs plus ou moins déterminants dans la survenance d'un accident.
  • Les enquêteurs ont mené leur enquête sans avoir eu connaissance d'une avarie de barre juste avant l'accident.
Par ailleurs, les enquêteurs n'ont pas relevé ce que précisera le matelot timonier dans l'enquête interne (enregistrée) menée par l'armement « je (ne) le stabilise même pas parce que…j'avais dû mettre 25 à 30° (de barre)». Il précise même avoir pensé « que la barre avait sauté ! Que ça avait déclenché ! ».

Il existe une concomitance entre les griefs de la compagnie envers son capitaine et les conclusions du rapport du Bea-mer.

Malgré le rapport de l'inspection du travail, pourtant transmis au BEA-mer, qui dévoile notamment l'évènement important de l'avarie de barre et les demandes de l'AFCAN conformément aux textes règlementaires ( 26.1. L'(Les) Etat(s) responsable(s) d'une enquête de sécurité maritime et qui a (ont) achevé cette enquête devrai(en)t réexaminer ses (leurs) constatations et envisager de rouvrir l'enquête lorsque de nouveaux éléments de preuve présentés sont de nature à modifier sensiblement l'analyse et les conclusions qui en ont été tirées) le BEA-mer refuse toujours de considérer une réouverture de l'enquête.

Sur le fond :

Le rapport du BEA-mer relève plusieurs éléments contributifs de l'accident.

Le manque d'anticipation associé à des conditions météorologiques défavorables.
L'inspecteur du travail démontre que les allégations de la compagnie sur la non-préparation du voyage ne sont pas fondées. Comme l'indique un pilote de Lorient dans l'enquête de l'inspecteur du travail. « La brume soit elle est là soit ça vous tombe dessus » et « on n'arrête pas de naviguer quand il y a de la brume ». Par ailleurs chacun était, sur ordre du capitaine, à son poste de rôle de brume, 1 à 2 mn avant que le navire rentre effectivement dans la brume.

Le manque d'anticipation de la présence d'un fort courant traversier.
Les enquêteurs attribuent à ce courant une embardée de 30 degrés du navire avant l'accident. Ainsi que le souligne l'inspecteur du travail dans son rapport, les enquêteurs font une analyse parcellaire du courant dans le goulet de Lorient :
  • Il n'existe pas de courant traversier à cet endroit en aval de l'accident. Ceci est confirmé par les pilotes de Lorient et ainsi qu'une étude SETEC en 2018.
  • Un navire qui prend le courant dérive mais ne subit pas une embardée de 30 degrés.
L'utilisation du radar et du MAXSEA n'a pas été optimisée en recoupant les informations et constitue un facteur contributif de l'accident.
Le radar était réglé selon les prescriptions des pilotes de Lorient, qui avaient formé le capitaine. Quant au Maxsea, ainsi que souligné par l'AFCAN, il ne s'agit pas d'un instrument de navigation homologué pour la navigation commerciale. Il ne peut donc être considéré comme une aide à la navigation efficace et fiable. Ceci est également relevé par l'inspecteur du travail : « Le rapport technique du BEAmer précise que l'emploi d'un ECDIS (Electronic Chart Display Information System) dans des conditions de navigation par visibilité réduite à l'approche des dangers fournit des indications supplémentaires particulièrement utiles… alors que le Breizh Nevez 1 n'est pas équipé d'un ECDIS mais d'un ECS (Electronic Chart System) dont les cartes n'étaient d'ailleurs pas à jour… l'ECS est de surcroît non homologué par l'Organisation Maritime Internationale (OMI) ;

La « cécité d'inattention » du capitaine est un facteur contributif de l'accident
La difficulté pour le timonier à tenir le cap a pu empêcher le capitaine de se concentrer pleinement sur le suivi de la route. Il est important de rappeler que le capitaine est le seul officier pont présent à bord.

CONCLUSION :

L'enquête de l'inspecteur du travail démontre plusieurs défaillances dans la conduite de l'enquête du BEA-mer, dont le rapport semble avoir été construit « sur un raisonnement avec un biais cognitif. (distorsion dans le traitement cognitif d'une information - le terme « biais » faisant ici référence à une déviation de la pensée rationnelle par rapport à la réalité) ». Ainsi « l'absence d'exploitation ou de prise de connaissance d'éléments déterminants, auxquels nous avons eu accès, a conduit le bureau d'enquête à dérouler un raisonnement particulièrement faussé sur les causes probables de l'accident ».

Même si ce n'est pas le but d'une enquête technique le rapport du BEA-mer en attribuant au capitaine 4 des facteurs déterminants ayant provoqué le talonnage a permis à la compagnie Océane de désigner le capitaine comme seul responsable de l'accident et de le licencier.

Ce que l'AFCAN souligne dans un courrier en date du 26 septembre 2022 au BEA-mer : « Comme nous le craignions dans notre courrier du 15 septembre 2019, la compagnie Océane ne s'est nullement remise en question. Bien au contraire, bafouant les principes de l'éthique des enquêtes du BEAmer celle-ci s'est sciemment servie des conclusions de cette enquête pour licencier le capitaine, ce qui finalement ne semble que reprendre les arguments de l'armement ».

L'inspecteur du travail conclut son rapport le 19 mars 2021 : « De notre point de vue, un évènement de mer comme celui du 19 février 2019 peut possiblement se reproduire dans des conditions similaires de navigation avec des conséquences qui pourraient ne pas se limiter à de simples dommages matériels sur le navire pouvant transporter jusqu'à 300 passagers et 8 membres d'équipage. Au regard des éléments nouveaux recueillis dans le cadre de notre enquête et dont le BEAmer n'a pas eu connaissance, il m'apparait qu'il en va de la responsabilité des services de l'Etat d'effectuer un levé de doute et de réouvrir ce dossier. »

Pourtant, lors de sa rencontre avec le président et les vice-présidents de l'AFCAN le 20 mars 2023, le directeur du BEA-mer, a réitéré qu'il n'existe pas d'éléments probants permettant de rouvrir l'enquête.

Or le 10 décembre 2023 le Breizh Nevez a connu une nouvelle avarie de barre, sans conséquence fâcheuse, nécessitant une nouvelle intervention technique. Ce nouvel incident montre que tous les enseignements n'ont pas été tirés par l'enquête du BEA-mer et qu'un accident du même type que celui du 19 février avec des conséquences plus dramatiques reste susceptible de se produire.

Le rapport du BEA-mer précise : « Son seul objectif est d'améliorer la sécurité maritime et la prévention de la pollution par les navires et d'en tirer des enseignements susceptibles de prévenir de futurs sinistres du même type ». L'incident du 10 décembre 2023 révèle la faillite de cet objectif.

Aujourd'hui se trouve dans les archives du BEA-mer, accessible au grand public, un rapport d'enquête dont l'analyse et les conclusions semblent bien éloignées de la réalité. Ce dossier pèse sur la crédibilité du BEA-mer dans le milieu maritime.

Une réouverture de l'enquête qui peut désormais s'appuyer sur le rapport exhaustif de l'inspecteur du travail devrait permettre d'écarter un risque majeur pour la sécurité maritime et la sauvegarde de la vie humaine en mer.

Commandant Patrice Le Vigouroux
membre du Conseil Supérieur de la Marine Marchande
le 10 mai 2024


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