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Le naufrage programmé de SeaFrance
(de l'Armement Naval SNCF à My Ferry Link)
 

       La nécessité de continuité de liaisons de réseaux de chemins de fer au-delà des séparations maritimes est apparue dès le XIXème siècle dans tous les cas où un bras de mer était trop important pour franchir celui-ci par un pont. Elle a conduit les réseaux de France et de Grande-Bretagne à créer des flottes pour assurer leur raccordement.


Les intérêts maritimes de la SNCF

       Ainsi la SNCF a-t-elle, à sa création en 1938, pris en charge la flotte, née en 1856, de l'ancien réseau de l'État assurant la ligne Dieppe-Newhaven, et celle, née en 1896 de la Compagnie du chemin de fer du Nord, qui assurait le franchissement du Pas-de-Calais.

       Les services hérités des anciens réseaux par la SNCF avaient été interrompus par la guerre et ils furent ensuite réorganisés à son terme avec la création, en 1948, de l'Armement Naval chargé d'assurer la direction des activités maritimes de l'entreprise.

       En 1969, la SNCF et British Railways regrouperont leur activité sous la dénomination de Sealink.

       En 1990, l'Armement naval de la SNCF devient la SNAT (Société Nationale d'Armement Transmanche) dont la création va entraîner la naissance d'une société propriétaire des navires (SPN). Son capital est détenu pour 51% par un GIE Transmanche et pour 49% par la compagnie Sealink British Ferries, ensuite reprise par l'opérateur suédois Stena Line.

       En 1992, devant la menace potentielle que représente l'ouverture prochaine du tunnel sous la Manche, la SNAT va décider d'abandonner la ligne Dieppe-Newhaven pour se recentrer sur Calais, point d'accostage français de la ligne la plus courte du détroit. De même en 1995, elle quittera Dunkerque, où la SNCF exploitait la liaison ferroviaire Paris-Londres avec un navire spécialisé dans le transport des wagons, pour venir s'installer à Calais.

       Le partenariat avec Stena s'est révélé un échec. Il s'est terminé par la dénonciation des accords de pool par les Suédois, avec résiliation au 31 décembre 1995. Et la SNAT, contrainte d'exploiter ses navires sous une nouvelle marque (abandon de Sealink), est devenue le 1er janvier 1996, SeaFrance détenue par la SNCF à 100%.

       Néanmoins, on peut s'interroger sur les raisons qu'avait la SNCF à vouloir conserver dans son périmètre sa filiale SNCF, celle-ci n'étant pas dans son cœur de métier. Pour autant, la question de son désengagement du transport maritime s'est posée par la suite. Mais il semble qu'entre l'avantage de céder une filiale périphérique, et les inconvénients, notamment sociaux, qui en résulteraient, les seconds aient semblé supérieurs au premier.

Des débuts difficiles

       En 1996, SeaFrance ne pouvait aligner qu'une capacité de transport relativement faible. Elle ne disposait pour réaliser ses activités, que de 2 petits ferries pour réaliser ses activités, le SeaFrance Renoir ( ex-Côte d'Azur, construit en 1980) et le SeaFrance Cézanne (ex-Fiesta construit en 1980 et modifié en 1990), auxquels s'ajoutent un peu plus tard le SeaFrance Monet ( ex-Versailles, construit en 1974) et un fréteur, le SeaFrance Nord-Pas-de-Calais (construit en 1987).

       Les débuts seront laborieux : Seafrance doit faire face à deux opérateurs de grande taille, P&O et Stena qui fusionneront en 1998 pour donner naissance à P&O Stena Line. Stena va cependant s'effacer en 2001, en cédant le Manet (ex-Champs-Elysées, construit en 1984) à SeaFrance, et P&O restera le grand rival de Seafrance.

       En 1994 la mise en service du tunnel va profondément bouleverser l'ensemble du trafic transmanche, avec pour conséquence une concentration des lignes maritimes à proximité du lien fixe, c'est-à-dire à Calais. La ligne Calais-Douvres devient la « voie royale » du transmanche et les compagnies vont s'y livrer une guerre tarifaire sans merci. Ainsi en 1996 un passage en voiture (aller et retour dans la journée) avec quatre personnes pouvait-il être proposé à 75 francs, soit dix fois moins cher que le tarif officiel !

       Pour équilibrer les pertes financières consécutives à cette « braderie », les compagnies vont alors fortement miser sur les ventes « hors taxes ». Elles leur ont permis de continuer à proposer des prix très bas, compensés par l'argent dépensé à bord, notamment par les excursionnistes, dont une immense majorité était constituée de « touristes d'un jour » ou « day trippers », arrivant le matin et repartant le soir. Hélas, cinq ans après l'ouverture du tunnel, les compagnies de ferries vont être confrontées à une nouvelle épreuve, avec l'interdiction de la vente de produits hors taxe, décidée par Bruxelles en juillet 1999. La fin du « duty free » générera une forte inquiétude et deviendra un nouveau défi. Seafrance estime quel cela lui a coûté plusieurs millions d'euros par an.

       Pour essayer de maintenir sa place sur le détroit, la compagnie va alors décider de développer son offre tourisme, d'accentuer sa présence sur le fret et d'améliorer son service. Mais sa position est très difficile à tenir, dans un marché en progression constante et où règne une vive concurrence.

Une concurrence acharnée

       C'est la compagnie britannique P&O ferries qui est toujours à l'époque, le grand rival de SeaFrance sur la ligne Calais-Douvres. En 2007, elle représentait 57% du marché maritime du détroit, contre 28% pour SeaFrance, disposait de 6 navires et assurait 30 départs par jour. Les britanniques ont toujours un véritable attachement pour cette société, filiale spécialisée du célèbre groupe P&O (The Peninsular and Oriental Steam Navigation Company).

       Rachetée en 2008 par Dubaï Ports World, P&O a annoncé qu'elle passait commande de 2 ferries de nouvelle génération destinés à opérer entre Calais et Douvres. Ces super-ferries, les Spirit of Britain, et Spirit of France, sont respectivement entrés en service en 2011 et 2012. Longs de 213 mètres, ce sont les plus importants sur les installations portuaires en Manche.

       Eurotunnel est aussi devenu un concurrent, dont la part de marché sur le trafic transmanche s'était élevée en 2007 à 40%. Il est toutefois difficile de faire des comparaisons entre ces modes de transport tant les structures de coût sont différentes, ne serait-ce que l'usage de l'électricité au lieu du fuel.

Une flotte surdimensionnée et inadaptée

         Le détroit du Pas-de-Calais est le plus fréquenté du monde après celui de Malacca (Malaisie) et représente environ 20% du trafic mondial. Compte tenu de la densité du trafic et du nombre de passagers transportés chaque jour, les opérateurs de transmanche sont tenus d'exploiter des navires très performants, répondant à toutes les normes de sécurité internationales.

       A ses débuts, SeaFrance armait une flotte composée de 3 puis 4 ferries (les SeaFrance Cezanne, Renoir, Manet, Monet), et d'un fréteur (le SF Nord-Pas-de-Calais). Elle se séparera du SF Monet en 2000. En 2001, l'entrée en flotte du SF Rodin, et en 2005 celle du SF Berlioz, deux navires puissants de 53 000 CV, parfaitement adaptés aux exigences de la ligne, capables de transporter 1 900 passagers et 700 voitures, a contribué au renouvellement d'une flotte vieillissante. Mais Seafrance se trouve alors disposer d'une flotte manifestement en surcapacité avec 6 navires dont un fréteur alors que la part de marché qu'elle est susceptible de capter n'en nécessite que 5.

       Pour assurer son redressement, elle avait envisagé, dès 2005, de vendre ses 2 navires à faible capacité (Renoir et Manet) et d'acquérir un nouveau car-ferry du type Rodin/Berlioz. Déçue par les offres de navire neuf, SeaFrance va se tourner vers le marché de l'occasion et acheter en 2007 un navire appartenant à Veolia, le Jean Nicoli, affrété coque nue à la SNCM. La Direction considérait qu'il s'agissait d'une bonne opportunité, à condition d'obtenir une décote sur le prix assez élevé que l'avait payé Veolia (112 M€). La SNCM avait en effet besoin de s'en séparer pour remporter l'appel d'offres de l'Office des transports de la Corse.

       De son côté, la SNCF, seule actionnaire de SeaFrance, si elle a permis l'achat du Jean Nicoli, n'a pas investi dans cette acquisition et a conditionné son accord à des gains de productivité.

       Finalement le Jean Nicoli fut négocié à un peu moins de 110 M€, auxquels s'ajoutèrent 15 M€ de travaux et 2 mois de chantier, pour l'adapter aux caractéristiques de la ligne Calais-Douvres. En 2008, les 2 ferries anciens, les SF Manet et Renoir, n'étaient toujours pas vendus, et l'acquisition du Jean Nicoli, rebaptisé le SF Molière, s'est révélée bien décevante sur de nombreux points.

L'amorce du déclin


       En fait, la situation de SeaFrance ne va pas cesser de se dégrader à partir de l'arrivée en 2001 d'un nouveau président du directoire, M. Eudes Riblier, nommé par M. Louis Gallois, PDG de la SNCF, après le décès brutal de l'ancien président M. Didier Bonnet. Pensant apaiser le climat social de l'entreprise, soumis à un antagonisme fort entre les officiers majoritairement syndiqués CGC-CGT et le reste du personnel largement adhérent de la CFDT, le président choisit de nouer des relations privilégiées avec la CFDT, syndicat majoritaire. Cette attitude a donné l'impression aux syndicats minoritaires et aux officiers d'être laissés pour compte.

       A son arrivée, le nouveau président a mis en place une nouvelle organisation dont la curieuse originalité consistait à placer les officiers (150) et le personnel d'exécution pont et machine (300) sous l'autorité du directeur de l'armement, et le personnel ADSG (600) sous le contrôle de la direction des ventes à bord. Le rattachement de ces personnels à une autre autorité que celle du directeur de l'armement a rendu plus difficile pour le capitaine l'exercice de son autorité tant sur le plan de la discipline que celui de la sécurité dans le contexte syndical particulier de la compagnie. Les délégués de bord avaient pris l'habitude de ne plus rendre compte des problèmes du bord au seul capitaine, dont ils ne dépendaient d'ailleurs plus, mais s'adressaient directement au syndicat qui en référait au directoire.

       Le recrutement des ADSG se pratiquait en effet de préférence sous le contrôle de l'organisation syndicale majoritaire et concernait souvent des personnes sans formation et sans culture maritime. Leur effectif, jugé pléthorique par un rapport de consultant, était bien supérieur aux besoins. Pour absorber cette redondance, l'armement continuait de payer en congé certains salariés permanents, bien au-delà de la fin de leurs droits, faute de pouvoir les embarquer. Et il avait, en parallèle, recours à des CDD.

       Un profond malaise existait entre la direction et les officiers, au point que tout dialogue était devenu impossible entre eux. Les officiers reprochaient au directoire son absence de reconnaissance pour leur fonction, ce dernier n'acceptant de dialoguer qu'avec le syndicat majoritaire. Ce malaise s'est accru en 2008 et a donné naissance à un conflit dont la longueur, du 27 février au 14 mars, inhabituelle au regard des revendications, s'explique par le refus de la direction de tout compromis. Les officiers réclamaient depuis longtemps un embarquement de 3 jours au lieu de 2 sur les navires à cinq voyages et la suppression de la clause de proximité qui les contraignaient à habiter à moins de 200 km de Calais. Ils réclamaient aussi une augmentation de salaires de 5%. L'accord de sortie de grève signé après 17 jours de conflit a acté ces points. Il prévoyait aussi une augmentation de salaires de 100 euros de la base mensuelle des officiers. Les conséquences de la grève ont été évalués à une perte de revenus pour la société de 5 M€. On peut regretter que la direction des affaires maritimes ait été peu présente dans la gestion de ce conflit.

       Cette même année 2008, des présomptions de détournement de marchandises par certains employés des boutiques ont aussi été avancées, un cabinet d'audit ayant émis des réserves concernant le chiffre d'affaires des ventes à bord. La direction de SeaFrance avait porté plainte et le parquet de Lille a ouvert une enquête pour « vol en bande organisée ». En juin 2012, huit ex-salariés de SeaFrance ont été déférés devant un juge d'instruction lillois, accusés de plusieurs vols au sein des navires (alcool et marchandises alimentaires), en supplément à la mise en examen au mois de mars 2012 et pour le même motif, de cinq autres personnes. L'affaire suit son cours.

       Au moment du départ de M. Eudes Riblier en 2008, les effectifs de SeaFrance s'élevaient à 1 699 personnes dont 79% de navigants et 21% de sédentaires. Le personnel sédentaire se répartissait sur deux sites : 72 personnes au siège situé dans le 19ème arrondissement de Paris, et 286 à Calais. La pertinence du maintien de ces deux sites géographiques n'a jamais paru évidente, l'essentiel du personnel sédentaire étant situé à Calais. La filiale SeaFrance Ldt comportait un peu plus de 160 personnes situées principalement à Douvres.

Un déclin inéluctable jusqu'au naufrage

       Les difficultés financières ont commencé dès la fin de l'année 2008. A cette époque, un inspecteur général de la SNCF, M. Pierre Fa, est nommé nouveau président du directoire. Après une longue série de désaccords entre la Direction et la CFDT, autour de l'élaboration d'un plan de redressement, le Tribunal de commerce de Paris va placer Seafrance en redressement judiciaire, le 30 juin 2010. Suivront l'échec d'une demande de recapitalisation, refusée par Bruxelles, puis le refus de deux offres de reprise. Au final, le Tribunal de commerce prononcera, le 16 novembre 2011, la liquidation judiciaire de la société, avec maintien d'activité jusqu'au 28 janvier 2012. En fait, les navires de SeaFrance resteront à quai à Calais et à Douvres, dès le 15 novembre 2011.

       Soutenus par le syndicat CFDT maritime Nord, les salariés vont alors décider de reprendre leur entreprise dans le cadre de la liquidation judiciaire, via la création d'une société coopérative et participative (SCOP). Et quand le 9 janvier 2012, le Tribunal de commerce de Paris prononce la liquidation définitive de Seafrance avec cessation d'activité immédiate. Eurotunnel, l'exploitant du tunnel sous la Manche, entre en lice et manifeste son intérêt pour le rachat des 3 navires (Rodin, Berlioz et Nord-Pas-de-Calais) en vue de réaliser un projet d'entreprise, qu'elle déclare souhaiter monter en s'appuyant sur la SCOP.

       Sur le plan social, la liquidation de SeaFrance s'est déroulée de façon satisfaisante pour l'ensemble de ses acteurs. Sur les 819 salariés qu'elle « laissait sur le carreau » (hors cheminots détachés par la SNCF et réintégrés dans l'entreprise publique), 24 ont été reclassés à la SNCF, 10 ont bénéficié d'une aide au retour à l'emploi et 572 d'un contrat de sécurisation professionnel. Deux cent treize ont refusé les propositions de reclassement et ont touché, en moyenne, 70 000 euros d'indemnités.

Une reconversion problématique avec My Ferry Link

       Le 11 juin 2012, c'est Eurotunnel que va choisir le Tribunal de commerce, comme acquéreur des 3 navires appartenant à Seafrance pour un prix de 65 millions d'euros, alors que leur valeur de marché était estimée à 130. La 4ème unité de la flotte, le Molière, n'était pas concernée car elle n'appartenait pas à la SNCF, mais à un groupe de banques. Une nouvelle société, My Ferry Link, sera aussitôt constituée pour assurer la relance de l'activité « passagers » avec ces navires, loués à Eurotunnel et exploités par la SCOP SeaFrance, formée par les anciens salariés de la compagnie.

       Après quelques travaux, le Berlioz et le Rodin ont recommencé, le 20 août, leurs rotations entre Douvres et Calais, à raison de 8 traversées par jour chacun. Ils ont été rejoints en novembre 2012 par le fréteur Nord- Pas-de-Calais. La SCOP a déjà embauché 395 personnes (45 officiers, 208 navigants, 95 sédentaires en France, 47 en Grande-Bretagne) dont 329 ex-Seafrance. Tenant compte des leçons apprises avec l'échec de celle-ci, qui « travaillait avec des rythmes aux coûts exorbitants », les salariés ont accepté un régime d'activité de 7j/7j, deux fois plus élevé que celui de l'ancienne compagnie, afin d'abaisser les coûts d'exploitation.

         Malgré ces efforts, le succès de My Ferry Link sur le détroit reste un challenge difficile. La nouvelle compagnie va se trouver dans un marché d'autant plus concurrentiel que la capacité offerte sur le détroit a évolué depuis l'an dernier. Louis Dreyfus Armateurs (LDA), qui a recruté 123 personnes d'ex-Seafrance, s'est en effet allié au groupe danois DFDS pour constituer DFDS-LD Lines qui exploite 3 navires sur la ligne Dunkerque-Douvres (dont l'ex-SeaFrance Molière devenu Dieppe Seaways, après être resté inactif plus d'un an) et 2 autres navires, le Deal Seaways et le Norman Spirit, sur la liaison Calais-Douvres. My ferry Link retrouvera aussi en face d'elle, P&O Ferries, qui reste le principal opérateur sur le détroit, avec ses 2 géants Spirit of France et Spirit of Britain, capables de transporter chacun 2000 passagers, 1000 voitures ou 170 camions et 195 voitures.

       Pour regagner des parts de marché, la nouvelle société va devoir pratiquer des prix compétitifs. Et pour y parvenir, ses dirigeants devront développer une nouvelle culture d'entreprise bien différente de celle pratiquée par l'ancien armement, et surtout, motiver le personnel. Celui-ci comprend beaucoup d'anciens de SeaFrance, recrutés pour beaucoup dans la région calaisienne où règne un important taux de chômage. Il constitue un élément clé pour relever l'une des dernières compagnies transmanche battant pavillon français (hors les deux navires de DFDS-LD Lines). Il se dit que les 450 salariés qui sont devenus actionnaires, en sont tout à fait conscients et bien décidés à relever le défi. Un an après la liquidation de SeaFrance, et quatre mois après le démarrage de sa suivante, à la fin août 2012, le directeur général de My Ferry Link se déclarait confiant pour l'avenir, en dépit des incertitudes concernant la trésorerie de la nouvelle société. My Ferry Link a, peut-être, réussi son pari : parvenir à se faire une place sur le Marché…

René TYL
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