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Table ronde sur le gigantisme - École Navale, mai 2016
Extraits de l'intervention du Cdt J.P. Côte

L'ÉQUIPAGE EST-IL UN PROBLÈME DE TAILLE ?

Le Gigantisme :

Le gigantisme existe depuis l'antiquité. Les très gros transporteurs de grains de l'Egypte et la Numidie vers Rome dont on ne possède que des on-dit, les jonques à 7 mâts et de plus de 100 mètres de long de l'Amiral Heng Ze étaient des géants. Plus près de nous et amplifié par la construction de fer puis d'acier les énormes voiliers porteurs des laines d'Australie, du nickel calédonien ou du guano chilien et les paquebots. Déjà des navires de 200 000t transportent des minerais sur les Grands Lacs américains. Puis les pétroliers atteignent en 1975 les 550 000t et 414 mètres de long. Tous ces géants, maintenant les porte-conteneurs, effacent la génération précédente. Le gigantisme est le résultat d'un trafic dont la potentialité est réalisée par une technique et permise par des installations portuaires. Ce sont l'œuf-marchandise, la poule-navire et le nid-port d'un intervenant précédent. Vouloir éradiquer les grands navires ne pourrait donc conduire qu'à un manque de transport, une pénurie, puis un encombrement dû à la multiplication des petits navires venus suppléer le manque de grands. Et lorsque l'on double le nombre de navires on multiplie par quatre les risques de heurts. Les grands navires ne génèrent pas d'accidents spécifiques à leur taille, mais les conséquences d'un accident sont gigantesques et insupportables sur les plans humain, environnemental et financier. Les accidents des géants sont strictement banals, même si les assureurs voient baisser les risques avec la taille. L'amélioration constante depuis trente ans de la qualité de service des pétroliers y est certainement pour une bonne part et nous y reviendrons.

Parmi les causes souvent avancées, toutes flottes confondues, le risque lié à l'humain est parmi les premiers. Là où il y a des hommes, il y a des «hommeries» de commises, de bonne foi, mais aussi par fatigue, incompétence, et on en vient forcément à parler d'équipage. Pour reprendre l'image de l'œuf, la poule et le nid, l'équipage se trouve dans la situation de gestionnaire de l'omelette. Toute manipulation d'œuf entraîne un risque de casse, toute fabrication d'omelette aussi.

L'équipage :

Lorsque l'on voit le premier soutage du Batillus (un minuscule coquillage) en 1975, la différence de dimension est frappante avec le Port Briac. Les deux navires ont 25 ans de différence et ont été construits sur le même programme. Les épaisseurs de tôle sont quasi identiques, les équipages aussi, avec un léger avantage pour le petit. Ces deux navires fonctionnent. La taille du navire doit-elle conditionner le nombre des marins à bord ? Ce n'est pas le cas, sauf pour les paquebots. Il convient de se poser la question : à quoi sert un équipage ?

A quoi sert un équipage ?

  • A la mer, à la conduite de l'anticollision, la navigation, le fonctionnement mécanique de la propulsion et des auxiliaires, l'entretien courant, la nourriture.
  • Au port, à la conduite des auxiliaires commerciaux, la surveillance selon l'ISM code et l'ISPS, la réception des approvisionnements soutes, huiles, vivres et divers, la surveillance des interventions diverses en escale (vetting, réparations, visites, etc.).
  • A assurer la transition mer/port du navire.
  • A faire face aux situations dégradées ou d'urgences rencontrées habituellement à la mer.
  • A assurer la lutte contre l'incendie.
  • A assurer l'entraînement et la formation continue à bord.
Ce seront donc tous ces éléments et non seulement quelques-uns qui devraient être pris en compte pour quantifier un équipage.
L'automatisation, la simplification de la navigation (trop peut-être), la fiabilisation des techniques a permis pour nombre de navires de réduire les équipages. Il restera des postes pas ou peu automatisables comme les cabiniers de paquebots qui généreront encore des emplois.

Comment fonctionne un équipage ?

C'est la rencontre d'une collection d'hommes imparfaits, amenée par hasard à œuvrer en commun à la marche d'un navire.
Encadrés par une ossature hiérarchique plus ou moins écrasante, chacun y travaillera selon ses compétences, son expérience et son implication. L'attitude de commandement est primordiale et si le choix de l'équipage n'est plus depuis longtemps du ressort du capitaine, le fonctionnement de l'équipe sera en grande partie son œuvre et de toute façon de sa responsabilité.
Il faut donc veiller à l'intégration de chacun dans sa tâche tout en se préservant autant que possible de la routine démobilisante.
Il faut toujours et constamment former, parfois en partant de très bas, non seulement au travail demandé, mais aussi à ce que l'on qualifie de «sens marin» que peu de certains équipages ont rencontré antérieurement. C'est un travail usant, de tous les instants. Et il faudra se supporter les uns les autres, en bonne entente, pour six mois, un an, ce dont bien peu d'entités à terre seraient capables.

La réglementation suffit-elle à sa définition ?

L'État du pavillon fournit une décision d'effectif («minimun safe manning certificate») sensée imposer l'équipage dans sa composition. Basée sur les règlements STCW et la SOLAS, on y trouve le minimum vital permettant le quart à la passerelle en condition normale ou dégradée, et c'est à peu près tout. Pour les navires de commerce au long-cours, on arrive couramment à 13/17 personnes. Ceci est fort peu, et si les directions des entreprises maritimes s'en tenaient à ce nombre, le pire surviendrait souvent.
On a toujours rogné sur les équipages pour réduire le coût d'exploitation. La vision du marin et de l'équipage passe, selon les armateurs et les cycles de prospérité, de frais indispensables, à celle du coût intolérable. Des porte-conteneurs neufs de 20 000 boites sortent pour aller au mouillage, sans fret. Peut-être trouveront-ils une rentabilité, mais les «petits» 15 000 de la génération précédente sont très menacés, donc la dégradation des équipages et des navires est à venir.
L'obligation d'utiliser deux personnes pour les quarts de nuit n'avance pas, bloquée à l'OMI. Les accidents par endormissement sont légion et les torts sont parfois partagés, chacun dormant de son côté.

L'administration accepte l'appareillage de voiliers de dimensions conséquentes pour des courses en solitaire, ce qui implique l'impossibilité d'effectuer une veille permanente et attentive. Le fait que ce soit une course n'empêche pas que l'un de ces monstres lancés à 20 nœuds puisse aborder et couler un petit pêcheur au passage.


Au-delà du «simple» problème du manque manifeste de repos, réduire les équipages prive le navire de toute capacité de réaction devant l'imprévu, voire même handicape son fonctionnement normal, dès que l'on sort de la routine à la mer par beau temps. Préparer un navire à l'escale déjà est une charge de travail importante : la simple mise en place des fils d'acier d'amarrage sur un pont de soixante mètres de large est un gros travail. Sortir tous les moyens d'extinctions, les barrières de contrôle ISPS, mettre en place les coupées en est un autre. Si en plus aucun entretien n'a pu avoir lieu, on décuple les efforts nécessaires devant des apparaux bloqués par la corrosion. Tout ceci entraîne une explosion des heures de travail au détriment du repos… et des frais d'heures supplémentaires. Sans compter les délais, le navire n'est pas prêt à temps, le pilote attend, le lamaneur attend, les autorités attendent, le réceptionnaire trépigne…. Et la réputation du navire s'envole avec des surestaries incompréhensibles pour le financier.

Peut-on naviguer sans équipage ?

On annonce régulièrement la suppression pure et simple de l'équipage. Finis les frais, finies les difficultés de relève, finis les risques de «hommeries». La multitude de tâches qui incombent à un équipage de navire est régulièrement négligée ou ignorée, et on sous-estime le coût d'un navire automatisé fiable sur une longue période à la mer. Il sera possible de fabriquer un mobile maritime, le financer, et le rentabiliser reste à faire, car se déplacer n'est pas commercer, ce qui est le but primordial. On a la poule, mais pas les œufs. Et puis qui remplira les papiers, où seront les personnes à pressurer en escale, où sera le responsable commode à mettre d'urgence sous verrous sans que l'on sache trop pourquoi.

L'équipage est un gage de sécurité.

Nous en restons convaincus. On ne comptabilise que peu les accidents évités, parfois de justesse. Et par ailleurs, l'accident survenu, la réaction de l'équipage est le seul moyen de pallier à l'avarie, et limiter les dégâts. Passé inaperçu du tohu-bohu médiatique, un petit croisiériste dans des conditions d'environnement difficiles, subit un incendie machine dont l'ampleur oblige à évacuer les passagers. Il n'y aura ni morts ni blessés, l'incendie sera maîtrisé, le navire ralliera l'Europe sur barge, ce qui en dit long sur ses avaries. Silence de l'armateur, et pourtant quelle publicité à vendre la qualité d'équipages motivés et efficaces, gage de la sécurité future. Notons aussi les initiatives sur le Costa Concordia à l'agonie, prises par du personnel de base, qui ont sauvé bien du monde.
Et pourtant les équipages sont ostracisés, rançonnés, considérés à la limite des migrants. Le code ISPS, totalement détourné de son but dans de nombreux ports, les assimile à des menaces potentielles, même si ce sont eux qui assurent la sécurité habituelle de leur navire. Il leur est interdit de mettre un pied à terre pour les homéopathiques sorties que les rotations accélérées permettent encore. En France, il devient problématique d'assurer le fonctionnement des «Seamens'club», le lobby des utilisateurs du port bloquant la taxe de 2 ou 3 euros par accostage permettant de les financer.
Le monde maritime est à la croisée des chemins. Le gigantisme porte des accidents aux conséquences insupportables pour les populations. Un Costa Concordia devant Armen en lieu et place du gentillet Giglio renverra le Titanic dans la catégorie plaisanterie de garçon de bains. Un 22 000 boîtes en feu dans un estuaire avec l'opacité que l'on connaît sur les biens contenus en masse et en nature, peut conduire à évacuer une région industrielle, peut bloquer une rivière comme l'Elbe l'a été pendant quatre jours pour une simple avarie de barre. Et pourquoi ne pas cumuler ? Un 6 000 pax qui aborde un 20 000 boîtes dans le chenal du Havre ou d'Anvers ?

Où est le salut ?

Ces catastrophes ne seront évitées que par une politique de qualité du transport, comme ce qu'en a connu le transport aérien ou les navires pétroliers. La révolution copernicienne de la jurisprudence qui a fait passer le propriétaire de la cargaison de plaignant lésé dans son bien en un donneur d'ordre commodément taxable et responsable, a généré la mise en place d'un bloc réglementaire basé sur la législation internationale et sur nombres de règlements et recommandations privés, imposé à tous ceux espérant charger l'une de leur cargaison. Lorsque l'on s'appelle Exxon avec 40% du trafic pétrolier, c'est un argument de poids même pour le plus libéral des armateurs.
Le contrôle s'est imposé par un corps d'inspecteur privés, des listes de contrôle plus ou moins unifiées, des listes de navires avec leur état de cotation ouvertes à tous. La vérification des équipages est très présente. Surveillance pointilleuse des brevets et certificats, estimation de la qualité potentielle de l'équipage au moyen de matrices croisant le nombre, la qualification, l'expérience sur les pétroliers et dans la compagnie, la vérification des connaissances des différents intervenants en situation et la surveillance des heures de repos. Tout ceci constitue une révolution pour un monde qui vit dans le déni et la pénombre de la surveillance officielle des États. Mais contrairement aux pétroliers, il n'y a pas d'acteur prépondérant pour imposer à tous les navires des équipages décents, des procédures strictes d‘opération et de construction qui sont les clés de la sécurité de demain.
Sauf peut-être les assureurs. En auront-ils la volonté ? Il est si simple de calculer un risque, pourquoi chercher à le diminuer ? La pression médiatique de plus en plus sensible l'imposera-t-elle ?
Les équipages, acteurs et victimes, seront donc un problème de taille, un problème gigantesque de la sécurité de demain. Encore faudra-t-il que l'opinion publique, les administrations et «les gens de terre» en général cessent de les traiter en paria. On peut rêver.
Cdt J.P. Côte


Équipage du Port Blanc


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