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Intervention dans le cadre du colloque sur :
Relations professionnelles et conditions de travail
dans la marine marchande internationale


       Le cargo MELBRIDGE BILBAO s'est échoué sur les hauts fonds de MOLENE le 12 novembre 2001. Cet évènement de mer, lorsqu'il a été relaté par la presse, n'a eu droit qu'à quelques lignes en pages intérieures. La télévision n'en a pas parlé. Raison de ce silence : il n'y a pas eu pollution. Si ce navire avait été un ERIKA, la préfecture maritime, en charge du dossier, pouvait être tout aussi inefficace, et on en aurait parlé.

       Ceci pour dire que tout est lié : qualité du transport, préservation des vies en mer, et préservation de l'environnement marin.

       J'ai eu l'occasion de naviguer aussi bien sous pavillon français que sous pavillon de complaisance, et, pour celui-ci, aussi bien comme Capitaine que comme Subrécargue, fonction de représentation à bord des intérêts de l'affréteur, ce qui m'a permis de voir d'autres pratiques que les pratiques françaises.

       Je parlerai des questions de nationalité, de cultures différentes, de l'importance du respect dû aux marins, pour terminer par la quantité et à la qualité des effectifs à bord des navires, question primordiale pour la sécurité, donc pour la vie des marins. Car si, aux dires des statistiques, la plupart des évènements de mer sont dûs à ce qu'il est coutume d'appeler un "facteur humain", ces accidents ont pour origine, le plus souvent, des fautes de management, ou des problèmes de conditions de travail.


Les nationalités différentes à bord - la question du contrat.

       Les lois applicables à bord sont la loi du pavillon et, dans certains cas, la loi du pays côtier. Rares sont les situations où les marins se voient appliquer des lois différentes selon leur nationalité. Par contre, si le contrat obéit aux règles communes du pavillon, il est fréquent pour ne pas dire général qu'il y a des contrats différents selon les nationalités.

       J'ai ainsi vu sur des navires coexister des conventions collectives différentes pour application aux français, polonais, et philippins, avec des durées d'embarquement différentes et des salaires différents à fonction similaire. Par exemple, pour prendre le cas des temps d'embarquement, 3 mois pour les français, 6 mois pour les officiers d'Europe de l'Est, 9 mois pour les asiatiques.

       Cette situation d'apartheid crée des tensions, des jalousies, et alimente les réflexes racistes.

       Il faut dire que ces sentiments ne s'expriment en général pas. Ils peuvent cependant avoir des conséquences néfastes dans le cas de situation dangereuse. En effet, il est nécessaire d'avoir à bord un minimum de solidarité entre tous les marins d'un même navire. Cette solidarité est inexistante lorsque le traitement est différent selon la nationalité. De ce point de vue, on pourrait estimer que la coexistence de plusieurs nationalités peut être acceptable dans la mesure où tous les marins disposent des mêmes conditions sociales.


Les nationalités à bord - la question de la langue

       Mais le principal problème de la coexistence de différentes nationalités, c'est les cultures différentes, facteur d'incompréhension mutuelle. Il y a bien sûr la langue. Quoique cette question ne devrait pas se poser. L'unité de langue est en effet obligatoire à bord d'un navire. Sous pavillon des Bahamas par exemple, la langue officielle est l'anglais.

       Mais si les officiers et marins de pont sont en général suffisamment familiers dans la langue pour communiquer en toutes circonstances, il en est rarement de même des mécaniciens, qu'ils soient officiers ou ouvriers, qu'ils soient français, croates, polonais, ou philippins. J'ai vu des ordres par signes dans la machine, en conditions de travail normal.

       On peut dire que les équipages de la plupart des navires à nationalités multiples sont incapables de communiquer correctement en situation difficile ou de détresse. Il y a là un facteur important de risques d'avaries à la marchandise, au navire, aux installations portuaires, et de dommages aux hommes et à l'environnement. Dans un tel cas, l'accident n'est pas dû au "facteur humain", mais à un défaut de management de l'armateur, qui n'a pas pris garde à cet aspect important de la qualification.

       Au chapitre des solutions, je pense que les inspecteurs de l'État du port devraient, au cours de leurs contrôles, vérifier que les officiers et marins se comprennent entre eux.


Les nationalités à bord - la question de la culture

       Mais la capacité de parler une même langue n'est pas suffisante pour se comprendre.

       Chaque peuple a une culture différente. Ainsi, dans beaucoup de pays d'Asie, il n'est pas convenable de dire non, d'exprimer un désaccord, ou une incompréhension.

       Il est donc encore plus important à bord des navires à nationalités multiples de ne pas se contenter de donner un ordre ou une consigne, mais de faire en sorte d'établir un vrai dialogue.

       A cette différence entre peuples de cultures différentes, il faut ajouter la différence de culture d'entreprise.

       J'ai pu constater ainsi que certains marins philippins considéraient que des consignes de sécurité ou de protection de l'environnement, même données par écrit et affichées, étaient considérées comme des "parapluies" déployés par la hiérarchie à bord et à terre.

       Un exemple, toutes les compagnies maritimes indiquent dans leurs consignes écrites que le quart de nuit sera assuré par un homme en plus de l'officier de quart. Mais dans la réalité ce dernier est seul.

       Un bon management de l'équipage, c'est donc des contrats qui amènent les mêmes marins à naviguer ensemble au sein de la même compagnie pour des périodes longues, ce qui permet à chacun de connaître la culture de l'entreprise, la culture de chacun.


Le respect et l'importance du sentiment d'être respecté.

       J'en viens ici tout naturellement à l'importante question du respect.

         Comme toute personne, le marin est sensible au fait qu'il est respecté. Plus peut-être d'ailleurs, car le lieu de vie et le lieu de travail est ici le même, et pendant parfois une année complète.

       Le respect, c'est en premier lieu un logement correct, une nourriture correcte en qualité et en quantité, les salaires payés en toute justice, l'accès aux soins médicaux.

       L'expérience de 3 siècles sur les mers avait permis aux grandes compagnies maritimes de comprendre cette réalité. La France comme la Grande Bretagne ont des tableaux légaux indiquant quantités minimales de viande, poisson, légumes, ou équivalents.

       Les armateurs considéraient comme normal d'offrir aux marins des cabines correctes. Les piscines et salles de sport étaient considérées comme utiles.

       Tout cela est terminé. Les nouveaux armateurs font des économies sur l'équipage, et sur tous les frais d'équipage, agissant ainsi d'ailleurs contre leur intérêt, qui est de permettre aux travailleurs de renouveler chaque jour leur force de travail.
       Pour en revenir au respect, le marin sait très bien sur quel navire, pour quel type d'armateur, avec quel contrat, il est embauché. Il est prêt à accepter de vivre sur ce que l'on appelle ici un "navire poubelle", à faire de longues journées de travail, y compris en ne respectant pas les règles de sécurité et de protection de l'environnement.

       Mais, pour le marin, un "bon navire", ce n'est pas en premier lieu un navire en bon état de sécurité, c'est surtout un navire à bord duquel il est respecté, où il n'y a pas de restrictions sur la nourriture, les salaires, et les soins médicaux.

       S'il est vrai que les navires poubelles sont rarement de "bons navires", j'ai rencontré il y a peu des marins Philippins qui se sont mis en grève à bord d'un navire en bon état. Cette grève aurait été évitée si le capitaine avait su écouter les marins qui se plaignaient de l'insuffisance de nourriture, et avait accepté de partager plus équitablement certaines primes, c'est à dire s'il avait respecté les marins.

       Il est sans doute difficile à un inspecteur de l'État du port ou à un inspecteur du travail de mesurer le respect.

       Quoique, une visite
  • dans les chambres froides pour examiner la qualité et l'état sanitaire des vivres,
  • en cuisine et dans les salles à manger, et dans des cabines avec l'accord des marins concernés pour regarder les conditions dans lesquelles les marins vivent,
  • dans l'infirmerie, avec contrôle des médicaments et du cahier de soins,
devraient, avec un contrôle du registre des heures supplémentaires, faire partie de tout contrôle.

       Un petit aparté à propos des soins:

       Une demande de visite médicale, c'est parfois, plus qu'une maladie, l'expression d'un mal-être, au bout d'une trop longue période d'embarquement. Le constat a été fait qu'au-delà de 6 mois de bord, les marins demandent plus souvent à aller à la visite.


Les effectifs du navire

         Je vais terminer par ce qui est sans doute le problème principal, parce qu'il est la cause de la plupart des accidents, la quantité et la qualité du personnel embarqué.

       Je ne connais pas les effectifs du Melbridge Bilbao, mais je parlerai du cargo Kini Kersen, qui s'est échoué le ler janvier 1987 sur la plage de Rozel. Ce navire, armé en principe avec 11 hommes, n'avait à bord que seulement 9 hommes de 4 nationalités différentes. Il manquait un officier pont. Le quart était partagé entre le capitaine et le second à raison de 12 heures chacun.

       J'ai navigué il y a quelque temps à bord d'un porte conteneurs dont les effectifs à la sortie de chantier avaient été fixés à 24 hommes, nécessaires, disait la décision d'effectif, pour assurer la sécurité. Vingt ans après, le même armateur, pour raisons d'économie, a décidé d'un effectif de 17 hommes. Accepté par les syndicats, à qui le choix avait été donné entre cette solution ou le pavillon de complaisance.

       Face à cette situation, le capitaine, responsable de la sécurité, ne doit quitter le port que si le navire est convenablement armé et équipé. Mais que peut-il faire lorsque les autorités du pavillon ont donné leur visa ?

       Un capitaine français peut aujourd'hui se poser la question de savoir ce qui est le mieux pour lui, responsable du navire, des marchandises, et des hommes :
  • Un navire sous pavillon français, avec un effectif réduit de marins français dont il connaît la bonne qualification, mais surchargés de travail. Navire à bord duquel on lui demandera parfois d'assurer le quart, ce qui lui permettra difficilement d'assister un officier de quart en cas de besoin (brume ou importance du nombre de navires sur la zone), alors qu'il en a l'obligation de part sa fonction.
  • Un navire sous pavillon de complaisance de type Bahamas ou Kerguelen, avec un effectif suffisant en quantité, mais comprenant des marins de différentes nationalités avec les inconvénients évoqués ci-dessus, dont les qualifications ne lui sont pas parfaitement connues et sont parfois suspectes.
       Je rappellerai, au sujet de cette question de qualification, les remarques du Cdt CLOUET, expert qui vient de déposer son rapport au sujet du naufrage de l'ERIKA, c'est le rôle de la compagnie exploitante de gérer les équipages et de veiller à leurs qualification. Cette règle des conventions STCW et ISM n'est souvent pas respectée par les sociétés qui utilisent le pavillon de complaisance.

       Les marins Philippins, Indiens, Croates, Polonais, Roumains, sont en effet recrutés par des sociétés de marchands d'hommes locales, qui fournissent les marins à une société de gestionnaire, laquelle fournit l'équipage, ou arme le navire pour le compte de l'exploitant.

       S'il est des cas où celui-ci a une politique de suivi des marins et de fidélisation, dans le cas le plus courant seule la société de recrutement locale connaît la qualité réelle du marin.

       J'ai ainsi eu l'occasion, dans une compagnie sérieuse, de renvoyer chez eux avant fin de contrat, aux frais du marchand d'hommes, un bon ouvrier mécanicien, mais qui n'avait pas la qualification requise pour le poste prévu (fitter), et un très bon matelot timonier, à qui le recruteur n'avait laissé que 15 jours de repos à son domicile après 9 mois d'embarquement.

Cdt J.P. DECLERCQ


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