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Un regard sur les communications en période de crise




Dans un contexte où la multiplicité des nationalités du personnel embarqué sur un même navire, l'augmentation et la densité du trafic, la taille des navires, les risques de pollution accrus, la surmédiatisation des accidents, le cadre réglementaire complexe et d'autres facteurs encore sont le lot quotidien des capitaines et équipages des navires marchands, il est facile d'imaginer la place prépondérante que prend la communication en corrélation avec toutes ces exigences.
A bord, d'une manière générale et peut-être plus qu'ailleurs, pour des raisons évidentes liées à l'isolement des navires, il faut toujours s'assurer d'avoir été bien compris par l'autre.
C'est une question de survie et la nature même des activités engendrées par l'expédition maritime implique une communication claire, brève et concise, ne laissant que peu de place au doute souvent levé par la pratique de la répétition des ordres et instructions au moyen de l'accusé de réception si possible à haute et intelligible voix.
Ces pratiques anciennes restent plus que jamais d'actualité compte tenu de toute cette agitation fébrile sur nos océans et mers intérieures due à l'accélération croissante des échanges commerciaux internationaux.
L'émergence quasi permanente de nouvelles technologies au service de la communication en mer oblige les personnels en charge à une activité intense d'entrainement et de mise à jour des connaissances afin d'assurer la sécurité des personnes et marchandises transportées sans parler de la gestion du volume des communications commerciales.
Oublions le côté commercial, même s'il est le plus lourd en terme de nombre d'échanges quotidiens. Je laisserai également de côté la sûreté qui peut prendre beaucoup de place dans certains cas mais dont les règles de communication sont assez clairement établies, réduites au minimum utile et la plupart du temps codées.
L'objectif ici est de mettre en évidence les différents obstacles et pièges tendus au cours de la gestion des périodes de crise et ce dans le but d'identifier des solutions possibles et des améliorations.
Cette démarche, entre autres, est le résultat d'un retour d'expérience après le violent incendie à la machine que j'ai eu à affronter à bord du CARIBBEAN FANTASY le 17 août 2016 au matin en arrivant au pilote à San Juan de Puerto-Rico ainsi que l'abandon que j'ai dû gérer afin de sauver mes 511 passagers et membres d'équipage sans dommages autres que quelques blessures superficielles et une jambe cassée (équipage) avec malheureusement la perte de deux chiens qui auraient pu être saufs s'ils avaient été placés au chenil par leur maître. Le navire a été ramené flotteur et emménagements sauvés mais malheureusement avec trop de dégâts pour être réparé. Une case que tout bon capitaine rêve de ne pas cocher !
Afin d'éviter toute polémique, je confirme que tous les signaux d'appels d'urgence et autres procédures ont été respectés tant au niveau des équipes à bord et terre (SOLAS, rôle d'incendie, d'abandon) et que tous les moyens ont été mis en œuvre (installations fixes, MES etc.) de même concernant les moyens et procédures GMDSS ainsi que le «Non-Tank Vessel Response Plan», plan d'urgence compagnie. Cela a d'ailleurs été confirmé par les enquêtes et investigations officielles qui ont suivi l'accident.
Je rassure aussi ceux qui me connaissent : en pensant à eux (clin d'œil), j'ai quitté le navire en dernier et sur la demande pressante et plusieurs fois réitérée des autorités locales. Ceci n'est pas un rapport d'évènement mais une réflexion ouverte sur l'importance de la qualité des communications en période de crise.
C'est la réponse que j'ai donnée après que les investigations conjointes du NTSB* et des USCG* ont été conduites et qu'ils m'ont demandé quelle était la première idée qui émergeait après coup concernant la gestion de cette période de crise.
Ma réponse est venue presque naturellement : c'est la difficulté de communication au cours des multiples échanges tant en externe (navire/terre/plan d'eau) qu'en interne (passerelle, machine, sites de rassemblement et d'intervention).
A la lumière de cet évènement je crois pouvoir mettre en perspective les éléments suivants (sans préjudice de leur ordre d'apparition pour la clarté du développement) :
  1. La situation :
  2. Dans un cas comme celui-ci, tout va bien, la situation est dite de routine jusqu'au moment où l'appel de la machine signale une anomalie grave (avant le déclenchement des alarmes incendie) ce qui me conduit à modifier ma route afin de ne pas encombrer le chenal d'entrée au port en dégageant vers le NNE. Les mesures prises, les ordres et instructions restent sur le mode «routine attentive».
    Après un 2e appel (chef mec) et toujours avant détection, le départ de feu est confirmé. Je stoppe les machines. Déclenchement procédures GMDSS et plan d'urgence compagnie.
    Moment de stupeur : une dizaine de secondes et on passe en situation d'urgence. Mais l'urgence est connue, incendie à la machine, c'est un thème d'exercice encore récemment et souvent abordé, les appels, alarmes et ordres s'enchaînent presque mécaniquement en même temps que la centrale de détection déclenche l'alarme correspondant au sinistre.
    Nous avons quelques minutes d'avance sur ce déclenchement et les communications restent claires précises et ordonnées malgré le stress qui commence à monter. Les actions diverses sur la ventilation, les volets d'air, les moyens d'attaque et d'extinction fixes et mobiles s'enchainent et les différentes équipes sont en place.
Ma décision est construite depuis l'annonce du départ de feu : l'équation incendie machine important + 511 passagers = abandon plus que probable, il faut s'y préparer au plus tôt. Je déclenche la préparation à l'abandon auprès des équipes concernées à bord.
Les communications deviennent multiples et le stress transpire, les officiers et équipages en charge commencent à s'exprimer dans leur langue maternelle, le plan d'eau autour de nous s'emplit de nombreuses embarcations qui interviennent également, ça y est : nous sommes en mode crise.
Ajoutons à ça le ballet des hélicoptères (autorités, sauveteurs, police, TV) la situation de crise est à son comble. Lorsque je donne l'ordre d'abandon, après avoir constaté que l'extinction fixe CO2 malgré percussion de toutes les bouteilles (constat fait à posteriori) ne donne pas de résultat satisfaisant, le nombre de communications internes croisées augmente et il ne m'est pas possible d'en endiguer complètement le flot sauf à envoyer l'élève pont (resté à mes côtés pour m'assister à la passerelle) en estafette pour relayer mes instructions en urgence et réclamer un retour au calme et au respect de la procédure de communication en urgence. Cela va m'aider mais restera insuffisant à calmer le brouhaha ambiant.
 
  1. Les moyens de communications :
  2. Dressons-en la liste : (en plus de l'élève cité ci-dessus !)
    VHF portables du bord, téléphone interne du bord, interphone machine, «Public Adress» (PA), sifflet, VHF fixes, vive voix (à ne pas négliger), signaux sonores et lumineux d'alerte, téléphone GSM (appel DPA), internet (non utilisé), téléphone satellite (non utilisé).
    Ce sont les moyens utiles et qui ont parfaitement fonctionné dans certaines limites toutefois : zones «blanches» dans les locaux fermés et éloignés pour les VHF qui pourraient être remplacées par des UHF avec une meilleure couverture.
    Ne pas abuser du PA afin de ne pas surcharger les passagers avec des infos dont ils ne saisissent pas toujours le sens : la langue de travail à bord est l'anglais, la majorité des pax est hispanophone.

    Les moyens parasites : ce sont tous les appels GSM passés par des passagers et certains membres d'équipage indélicats et qui ont provoqué une belle partie de la cacophonie et de l'embouteillage sur le plan d'eau et dans les airs pendant les opérations d'évacuation en les rendant de facto plus délicates. Ce phénomène a déjà été identifié par de nombreux collègues à bord des car-ferries. Le choix des canaux VHF utilisés à bord se limite en général aux fréquences navire/navire comme 6,69,72, 74 ou d'autres en fonction des ports fréquentés, ce qui peut être pratique mais reste accessible à toute embarcation équipée en VHF et de fait les cris et interventions intempestives des «spectateurs» n'ont pas facilité notre tâche pendant l'évacuation.
    De trop nombreux intervenants extérieurs non identifiés ont contribué largement à la pollution des ondes pendant les opérations d'évacuation et cela aurait pu nous être fatal, heureusement l'absence presque totale de panique parmi les passagers et leur encadrement parfait par l'équipage a rattrapé cet inconvénient majeur qui m'a valu un surcroît de stress et une extinction de voix dans les heures suivantes.
    Autre moyen et pas des moindres : le VDR ou celui qui parlera quand la poussière retombera. C'est un élément à ne pas négliger car c'est un soutien important au capitaine à condition d'avoir respecté les règles et usages.
  3. Les règles :
  4. Le respect des règles, et notamment celles qui définissent l'obligation la nature et la fréquence des exercices de sécurité demeure un support capital qui impactera de manière significative le résultat final : Safety Of Life At Sea et qui a largement contribué à une meilleure fluidité de la communication.
    Les règles qui encadrent ce genre d'évènement sont clairement établies (SOLAS, GMDSS) et les rôles définis sont adaptés au plus près, même si en cours de route l'ordre des procédures peut être bousculé (ce qui fût le cas sans porter préjudice au résultat escompté…ce qu'il ne faut jamais perdre de vue !!!) car le scénario du jour n'est pas exactement écrit et prévu tel qu'il se joue lors de l'accident.
    Un exemple d'écart : sitôt contacté le MRCC local (USCG* SJ/PR) les informations ont été échangées mais il a été très difficile pour moi d'identifier rapidement le bon interlocuteur à savoir l'OSC (On Scene Commander). En effet à chaque appel celui-ci me répondait en me donnant le nom de son navire, et ce nom étant très long il nous a fallu plus de 20 minutes avant de pouvoir nous reconnaître. C'est une anomalie dont personne n'est réellement responsable mais qui aurait pu avoir des conséquences dommageables. Ceci peut être corrigé par la pratique d'exercices réguliers.
    Les procédures GMDSS sont connues mais pas forcément appliquées, ce qui peut se comprendre en situation de stress élevé comme c'était le cas ce jour-là. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter une partie de l'enregistrement de l'échange lunaire de l'officier de port de l'île du Giglio avec le capitaine du Costa Concordia échoué : une incroyable bordée d'injures et d'invectives stériles et parasites qui n'a en rien aidé au sauvetage en lui-même.
    J'ai moi-même observé, et je l'observe encore régulièrement en tant qu'intervenant dans un centre de formation maritime qu'au cours du cursus marin de commerce il n'y avait pas d'atelier particulier dédié à l'apprentissage et à la pratique des communications spécifiques au métier. Il y a une espèce de mini présentation et une formation sur le tas qui fonctionne à peu près convenablement mais qui montre vite ses limites en situation de crise. Les formations types du GMDSS sont axées sur les procédures d'urgence communes et internationales mais peu sur la méthode de communication qui est supposée déjà connue. Cela pourrait changer en instaurant quelques heures d'atelier bien encadrées. Le SBNP, qui malgré tout apporte un plus sur le sujet, me paraît encore insuffisant.
    Remarque : mon propos aujourd'hui est de mettre en évidence les difficultés de communication ressenties au cours de cet évènement et d'essayer d'initier une réflexion sur les façons possibles d'améliorer le système. Je tiens cependant à faire une petite digression et rappeler ici l'importance du respect strict du calendrier de formation et d'instruction à la sécurité de l'équipage. Je n'ai eu qu'à me féliciter de l'avoir fait, tant au plan du comportement de l'équipage lors de l'évènement que du PSC et autres investigations qui ont suivi.
  5. Les hommes :
  6. La liste d'équipage du CF ce jour là est digne d'une réunion de l'ONU… ! Français, Grecs, Polonais, Ukrainiens, Philippins, Panama, Nicaragua, Honduras, Mexique, Croatie, République Dominicaine, Pérou et j'en oublie…
    Le pavillon est Panama et la langue officielle de travail est l'anglais. Sur 120 membres d'équipage plus de 80% sont hispanophones et parmi eux nombreux sont ceux qui ont des difficultés en anglais. Soit dit en passant, c'est le lot de la plupart des navires à passagers (croisières et autres) dans de nombreux endroits du monde.
    Cette diversité pose un problème de communication au quotidien et lors de l'apprentissage des règles et exercices de sécurité : c'est un obstacle majeur qui sera gommé lorsque l'anglais sera définitivement reconnu et pratiqué comme langue véhiculaire, ce qui semble nettement être la tendance mais nous avons encore du chemin avant un résultat vraiment satisfaisant.
    Une action musclée s'impose au niveau des sociétés de Crewing/Manning et autres marchands d'hommes peu scrupuleux auxquels les armateurs ont parfois recours. Pour ce qui concerne le cas présent le Crewing était assuré par une entreprise sérieuse et responsable qui, malgré ses efforts (constatés) avait tout de même du mal dans ce domaine, surtout avec le personnel d'exécution.
    Autre problème et pas des moindres, souvent observé par les spécialistes en comportement humain et gestion de crise : dès que le stress monte en surdose, le cerveau reptilien prend le pas avec pour conséquence, entre autres, le retour à la langue maternelle…
    Dans le cas du CF, l'espagnol est devenu pendant un moment la langue d'échange à la VHF et il ne sert à rien de lutter, il faut juste interrompre et demander un compte rendu régulier en anglais, ce qui permet au commandant de recevoir l'information tout en permettant aux échanges d'avoir lieu. C'est ce que j'avais retenu d'une précédente expérience et qui avec un peu de compréhension de l'espagnol m'a permis de coller en permanence aux équipes d'intervention incendie et abandon.
    C'est une situation inconfortable mais inévitable et dans le contexte actuel je suis persuadé que tous les collègues qui naviguent avec des équipages internationaux se retrouveront dans mon propos. On peut le déplorer mais, à quelque rares exceptions pour la navigation locale, il est loin le temps des équipages et des navires franco-français et rien ne semble annonciateur d'un revirement prochain.
    Il faut donc s'y habituer et tâcher, au mieux d'imposer une pratique stricte de la langue de travail autant que possible et de fidéliser les équipages, ce qui compense un peu les difficultés de communication par une meilleure connaissance des locaux, des rôles et des procédures d'urgence. Le paradoxe de cette affaire de langue parlée, c'est que la plupart des membres d'équipage du personnel hôtelier, dont beaucoup de femmes, en parlant espagnol ont été parfaitement compris par l'ensemble des passagers, ce qui, à mon avis, a largement contribué à l'absence de mouvements de panique pendant les opérations. Sans doute grâce aux explications permanentes dispensées par des voix féminines bienveillantes. C'est le constat qui s'est imposé et ce fut une chance dans cette crise.
    L'équipage dans son ensemble s'est montré très solidaire et surtout m'a accordé sa confiance ce qui nous a sans doute permis d'avoir un «aussi bon résultat», le tacite est aussi un élément de communication à ne pas négliger.
    A titre personnel, et concernant le facteur humain, je me dois d'ajouter que mon activité régulière en tant que formateur Nav/Sécu/Stab depuis une quinzaine d'années dans un centre de formation maritime m'a été d'un grand secours en me permettant de décliner et scander la plupart des étapes et en prenant aussi souvent que possible le recul qui m'a permis d'analyser un peu plus sereinement la situation. Cela m'a donné un souffle, un fil conducteur et un point d'appui pour affronter l'épreuve imposée avec du recul et une vision plus claire.
Pour conclure je ne dois pas me plaindre du résultat compte tenu de l'ampleur et de brutalité avec lesquelles cet incendie a ravagé la machine du CF en si peu de temps. Je ne donnerai pas plus de détails sur l'accident en lui-même car l'affaire étant toujours en cours devant certaines instances civiles et administratives, je suis astreint à une certaine réserve. Ce que je livre ici est connu et déjà sur la place publique.
L'approche ici se limite pour moi, je le répète, au constat de faiblesse de l'ensemble des communications au cours de l'évènement.
Passer de la VHF à l'UHF (ou à des appareils faisant les deux) avec des antennes relais à bord pour les zones d'ombre me paraît être un axe de réflexion intéressant (je crois que cela existe déjà à bord des navires de croisière), la neutralisation des GSM «parasites» par un système de brouillage localisé ? Pourquoi pas ? Le renforcement de l'anglais parlé dans toutes les institutions de formation, une meilleure connaissance des procédures GMDSS (je dis ça pour nos amis Etasuniens (USCG*) même si je les remercie encore et encore d'avoir mis tous les moyens possibles pour réussir cette assistance), la création d'un module spécialement dédié aux méthodes pour une meilleure pratique des communications adaptée aux technologies en cours sur les navires modernes, la prise de conscience par les armateurs que les équipages multinationaux sont peut-être meilleur marché mais que parfois la facture peut brutalement s'alourdir au cours d'un évènement de mer grave comme celui auquel j'ai été confronté. Je ne ferai qu'évoquer, cerise sur le gâteau, le bruit de fond infernal provoqué par la ronde des hélicoptères et qui rendait parfois les échanges complètement inaudibles, un autre revers de médaille aux secourables hélicos et à leurs formidables équipages … grâce auxquels je peux être ici aujourd'hui pour conter ma mésaventure.
 
Bien sûr cet évènement offre d'autres enseignements et d'autres angles d'analyse sont possibles, mais son examen à travers le prisme de la communication m'est apparu comme celui susceptible d'ouvrir un débat neutre et constructif sur le sujet.
J'espère ne pas avoir été trop long et suffisamment clair sur l'objet de mon récit et j'aimerais inviter mes collègues officiers et capitaines à explorer toutes les pistes possibles et faire partager leurs retours afin d'apporter une utile contribution à la diminution des risques encourus au cours de ce genre d'évènement.

* : NTSB = National Transportation Safety Board, notre BEAmer
    USCG = United States Coast Guard, pas d'équivalent chez nous malheureusement.
Cdt Jacques Casabianca
membre de l'AFCAN
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