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SAMI (16 ans), TESFAYE (20 ans), clandestins au Long-Cours


      On dit la misère plus facile à supporter au soleil. Ce n'est pas du tout l'avis de Sami ON et Tesfaye MIKEALY, deux éthiopiens bon teint qui, à la faveur de la nuit tropicale, "s'embarquent" sur le câblier FRESNEL à quai dans le port de Djibouti en ce 28 février 1998. Escale pour soutage avant d'entreprendre la pose du câble à fibres optiques Djibouti-Djedda, un maillon de 1.400 Km du segment S6 du câble le plus long du monde SEA-ME-WE 3 reliant le Japon à l'Allemagne, arrosant au passage 33 pays! 39.000 Km d'un fil d'Ariane de 17 mm de diamètre, d'une capacité jamais égalée en 98 mais déjà dépassée. Un million de voies sous la Mer ! ..
      Mais nos deux candidats au voyage n'ont aucune idée de la nature de la cargaison du FRESNEL. Ils n'en ont cure. La fibre optique, les giga-bits/S et l'Internet, ils n'en ont jamais entendu parler ! L'essentiel pour eux, est que le navire qu'ils convoitent batte pavillon français, gage d'un bon traitement quand ils seront découverts. De plus il est neuf, bien entretenu et les membres de l'équipage ont l'air sympa. Tout pour attirer le clandestin... et malgré un service de garde renforcé, la forteresse ne semble pas imprenable !
      Entre deux rondes, à l'heure où les gardiens s'assoupissent, ils donnent l'assaut, évitant la coupée (quand même !) et la plage avant trop éclairée, balayée par le projecteur de la passerelle. Ils jettent leur dévolu, l'un sur l'amarre traversière de l'arrière, l'autre sur le sabord de décharge qui est au ras du quai à cet instant de la marée. Des barreaux espacés de 22 cm le protègent, mais ce n'est pas un problème pour Tesfaye qui s'y faufile !
Sami a une prédilection pour l'escalade, aussi préfère-t-il jouer l'acrobate à califourchon sur le traversier !
      Une fois à bord c'est un jeu d'enfant pour trouver une cachette et échapper à la fouille générale qui précède l'appareillage le 1er mars. Le FRESNEL est plein de coins et recoins, enchevêtrements de poutrelles, de renforts, de ponts, d'entreponts, conteneurs et caisses de toutes tailles etc. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin ! Toutes ces caches sont un régal pour un clandestin moyen...
      Manque de chance, j'ai affaire à forte partie, pas des novices, des vrais C.L.C.! ... Malgré son jeune âge, Sami en est à son sixième navire !
La clandestinité embarquée est pour lui plus qu'un art de vivre, une nécessité pour fuir la misère et tout simplement survivre. Ce routard d'un genre nouveau connaît toute la planète : Le Brésil, l'Uruguay, l'Argentine, la Corée, l'Italie, l'Afrique du Sud, le Kenya, l'Allemagne et rêve de découvrir la France grâce au plus beau fleuron de la flotte de câbliers de France Télécom ! A 20 ans, Tesfaye n'en est qu'à sa deuxième tentative... Mais novice ou C.L.C confirmés, nos deux compères doivent être quelque peu inquiets au lendemain de l'appareillage, de sentir le FRESNEL immobile 24 heures durant, à quelques encablures de la plage de la Siesta. Et tous ces hommes qui s'agitent sur le pont et dans des embarcations pour envoyer le câble à terre ! Que font-ils donc ? Et ce bateau qui n'avance pas, bien moins vite qu'un boutre ! A 3 nœuds, le FRESNEL pose normalement son câble, suivant le tracé, vers l'entrée de la Mer Rouge. Affamé, Sami est découvert le premier, le 4 mars à 23H, en quête de nourriture près des poubelles. Amaigri, sale, vêtu de guenilles, il fait pitié à voir. Toute la misère de l'Afrique se lit dans ses yeux. Ce regard trahit le choc de deux mondes : celui qui bouge, qui avance, le nôtre, le monde dit civilisé, qui, par cette pose de câbles permet à des milliards d'individus de correspondre et de surfer sur le Net, face au Tiers-Monde, le sien, qui régresse et s'enfonce dans la misère un peu plus chaque jour.
      Mais ce n'est pas le moment de trop s'attendrir. Les ennuis commencent... Que faire ? Pas question de couper le câble et faire demi-tour pour le rapatrier. Djibouti n'est pourtant qu'à une demi-journée de route. Notre agent dans ce port n'a pas d'autre solution à nous proposer. Au mieux il facilitera le rapatriement avec les autorités djiboutiennes. Le médecin du bord le prend en charge, le nettoie et lui fait passer une visite médicale sérieuse.
      Puis je l'interroge pour savoir s'il est seul ou accompagné d'autres congénères éthiopiens, sa nationalité ne faisant aucun doute. Le français n'est pas son fort et l'anglais pas du tout sa tasse de thé ! Quant à mon équipage, aucun ne parle la langue du Négus. Nous avions plus de facilités à nous faire comprendre des Ethiopiennes qui travaillent dans les bars de Djibouti... J'arrive à comprendre qu'il est orphelin. Ne parvenant pas à avoir les renseignements demandés, une nouvelle fouille générale du navire est diligentée, au résultat négatif fort heureusement...
      Apparemment sain de corps et d'esprit, aux dires de notre toubib qui l'a examiné, notre sans papiers est enfermé pour la nuit dans le " Chalet Suisse ", appellation pleine d'humour de l'abri des matelots sur la plage arrière, au confort plus que spartiate.
Le lendemain, le FRESNEL embouque le détroit de Bab el-mandeb, nous sommes en Mer Rouge. La présence d'un aviso français en patrouille dans les îles Hanish me remplit d'espoir... Ce bout de France, terre d'accueil, pays des Droits de l'Homme me fait imaginer un transfert en Mer ! Je prends contact avec le commandant de " l'Enseigne de Vaisseau JACOUBET " qui vient à notre rencontre et nous escorte dans cette zone à risques où Yéménites et Erythréens se disputent quelques tas de cailloux qui n'ont rien de stratégique. L'escorte, c'est bien, mais me débarrasser de mon encombrant passager serait mieux ! Pour cela il faut bien évidemment l'accord de l'Etat Major en Océan Indien. La partie s'annonce difficile, d'autant plus qu'au matin du 7 mars, un deuxième éthiopien est découvert à la recherche de son petit-déjeuner ! Comment expliquer à ALINDIEN (Amiral commandant la flotte française en Océan Indien) cette multiplication des clandestins à bord du FRESNEL ! Cela ne fait pas très sérieux...
      Me viennent alors à l'esprit les mésaventures d'un collègue qui découvrit 25 clandestins ghanéens en arrivant à Nantes !
      Nième fouille générale du FRESNEL, une fois de plus négative. Le Bosco est catégorique : il n'y a plus d'autres C.L.C à bord, m'assure-t-il ! Je n'ose y croire.
Et comme un malheur ne vient jamais seul, suivant la loi de "l'emm... maximum", bien connue des marins, le mauvais temps s'installe dans le Sud de la Mer Rouge.
La pose est ralentie. L'aviso "E.V. JACOUBET" en profite pour nous quitter et gagner l'abri de la Grande HANISH. Avec son départ mes derniers espoirs s'envolent !
Surtout que les discussions avec l'Amirauté traînent en longueur. L'amiral veut des garanties pour effectuer le transfert, il exige notamment une décharge signée des passagers clandestins acceptant d'être transférés sur l'aviso et de retourner à Djibouti !
Il réclame aussi une autorisation délivrée par le gouvernement djiboutien acceptant leur retour via l'aviso de la Marine Nationale Française.
Ces conditions impératives ne présentent pas de difficultés insurmontables, avec un bon agent dans la place.
Hélas, mon optimisme est de courte durée, l'amiral botte en touche à la réception des fax satisfaisant les demandes susnommées. Pas très fair-play comme attitude. Où est la grande fraternité des gens de Mer ?
      Le dossier est expédié à Paris, en attente de l'accord du Ministère des Affaires Etrangères ! ...
J'attends toujours sa réponse ! L'Association des Capitaines (AFCAN) n'est pas plus heureuse dans sa démarche au près de la Préfecture Maritime de Brest.
Seule lueur d'espoir, donnée par mon armement s'engageant à me faciliter la tâche au retour du FRESNEL en France par le biais de notre P&I Club, assureur mutualiste de protection et d'indemnisation, rodé à ce genre d'opération de rapatriement de clandestins.
En attendant la vie continue sur le FRESNEL, la pose se déroule dans les meilleures conditions. SAMI et TESFAYE reprennent du poil de la bête. Le premier désireux de travailler, ne quitte plus le Bosco. Ses services sont appréciés car il arrive à se faufiler partout et peindre des endroits où jamais un matelot breton même pas enveloppé n'avait réussi à accéder !
TESFAYE est totalement différent, pas très sympathique, il passe son temps de liberté, de 14 à 18H, dans la salle de sport, évacuant son excès d'agressivité sur le punching-ball !
La pose du câble est terminée le mercredi 11 mars, à hauteur de Djedda. L'aviso "E.V. JACOUBET" ayant quitté ce port la veille, nous contre-borde par tribord à 10 milles nautiques et se croit obligé de nous saluer en nous souhaitant "Bon Retour..." Je n'apprécie pas trop cette provocation et ne réponds pas à son salut. Il continue sa route vers DJIBOUTI son prochain port d'escale ! ...
Je continue à gérer la crise au quotidien. Mes deux stowaways sont déclarés aux autorités du Canal de Suez et sont enfermés à double tour dans une cabine durant le transit le 14 mars, deux officiers des services de l'immigration Egyptienne venant vérifier leur présence à l'entrée et à la sortie du Canal.
      Au passage du détroit de Messine, ils sont de nouveau enfermés. On n'est jamais trop prudent ! La Sicile ou la Calabre aurait pu les tenter en bons nageurs qu'ils sont... Puis c'est l'arrivée à Marseille et l'entrée directe en forme de radoub. La Police Aux Frontières monte à bord dès l'arrivée, mais il faut attendre que le FRESNEL repose sur sa ligne de tins avant de remettre la coupée. Manœuvre terminée, je descends avec les 3 policiers impatients jusqu'à la cabine des deux clandestins fermée à clé. J'ouvre et ô stupeur, personne à l'intérieur ! Les oiseaux se sont envolés... Profitant de la manœuvre de centrage du navire dans la cale sèche qui réquisitionne leurs gardiens, SAMI et TESFAYE ont ouvert la porte avec une clef qu'ils avaient trouvée dans un tiroir...
La malchance continue. La police quitte le bord pas contente du tout. Et re-fouille générale du navire à laquelle je participe cette fois.
Ma connaissance du navire depuis sa construction me permet de les découvrir sous un renfort ceinturant la cuve à câble n°1. Ouf ! Il n'y avait qu'un Ethiopien qui pouvait se glisser dans cette planque !
Je me retrouve seul, face à mes deux clandestins en cavale et de surcroît menaçants. De plus ils semblent bien décidés à jouer leur va-tout. Il fait sombre, l'inquiétude soudain me gagne, surtout qu'ils ont repris du poids, mes "protégés" ! ...
Fort heureusement un matelot qui participait à la fouille, entend mon appel et vient me prêter main forte. Soulagement général. Et c'est sous bonne escorte, menottes aux poignets, que SAMI et TESFAYE quittent le bord vers le Centre de Rétention Administrative d'Arenc en cette soirée du jeudi 19 mars 1998.
      Le représentant marseillais du GARD (P&I Club) fait du bon travail, réussissant à obtenir de l'ambassade d'Éthiopie à Paris une reconnaissance de nationalité pour les deux clandestins du FRESNEL. Le service de sécurité de France Télécom, intervient aussi pour activer la procédure de rapatriement. Jusqu'au dernier moment je crains que la P.A.F me les ramène à bord ! Et puis c'est le grave incident à l'aéroport de Marignane qui me conforte dans mes craintes :
au moment de prendre l'avion pour Addis-Abeba, TESFAYE simulant une crise de folie, saute sur un policier qui l'accompagne et le mord à l'oreille ! Ce Myke Tyson de poche restera une semaine de plus à Marseille pour se calmer..
      Sans demander son reste le FRESNEL appareille discrètement pour La Seyne/Mer puis les U.S.A où les clandestins ne sont pas persona grata...
Mais cette odyssée n'est pas pour autant terminée. Six mois plus tard, sur la route de l'Australie pour charger un autre maillon de la liaison South East Asia - Middle East - Western Europe N°3, le FRESNEL fait escale de nouveau à Djibouti ... Quelle fut ma surprise, en terminant la manœuvre d'accostage au poste de soutage, de voir mes deux candidats au voyage parmi la foule sur le quai !
      Nos deux jeunes éthiopiens espéraient visiblement remonter à bord...
Branle-bas de combat sur le câblier. Quatre gardiens de terre, surveillance discrète de ces gardiens dont certains s'avèrent être des " passeurs " de clandestins... , quart à la mer maintenu pour la durée de l'escale, garde-rats sur les aussières, rondes fréquentes des matelots dans tout le bord, affichage à la coupée d'une destination fantaisiste (Golfe Persique !) peu attractive pour un clandestin, avec en plus un faux jour d'appareillage, obstruction des sabords de décharge, cadenassage de toutes les portes et accès, vigilance renforcée, éclairage maximum plage arrière et côté mer, patrouille sur le quai des gendarmes maritimes, farine du boulanger répandue dans les endroits sensibles où ils pourraient passer ... A cet arsenal de mesures préventives, il ne manquerait plus que du fil barbelé et des mines anti-personnel !
      Eh bien, ce n'était pas suffisant, puisqu'en pleine nuit, l'Officier de Garde me réveille pour me signaler la présence de deux passagers clandestins à califourchon sur les aussières de l'arrière ! Les gardiens qui faisaient semblant de dormir, ont eu toutes les peines du monde à leur faire lâcher prise en leur lançant des cailloux... Nul doute qu'il s'agissait de SAMI et son ami TESFAYE ! Comme quoi ils avaient gardé un excellent souvenir de l'accueil à bord du FRESNEL et de sa table !
Imaginez mon angoisse durant les huit jours qui suivirent l'appareillage de Djibouti avec fouille générale quotidienne. Chaque nuit je rêvais que le FRESNEL faisait son entrée en rade de Sydney avec une palanquée de stowaways ! J'en voyais partout, une vraie psychose à moins que ce soit une phobie, ou les deux à la fois ! ...
      J'ai même organisé un exercice d'abandon, avec mise à l'eau effective d'une embarcation de sauvetage, avant le passage du Cap Gardafui, profitant des calmes du Golfe d'Aden, me disant que les coups de sirène, l'arrêt du navire et la mise à l'eau de la baleinière inquiéteraient les éventuels candidats au voyage et que la peur les ferait sortir de leurs cachettes ! La ficelle était peut-être un peu grosse mais il fallait tout tenter pour les débusquer.
Et après Gardafui, ce fut avec plaisir que je vis arriver le mauvais temps, allié bien surprenant dans cette "chasse" aux passagers clandestins. Après deux jours de roulis et tangage sans découverte de C.L.C, j'étais rassuré et satisfait de voir que le déploiement de force mis en oeuvre à Djibouti, avait porté ses fruits.
Le mois de transit vers Botany Bay se déroula sans incident, et je pus m'octroyer un repos bien mérité, thérapie ad hoc pour me remettre de mes émotions passées...
Michel BOUGEARD
Capitaine au Long Cours (C.L.C)...

P.S : Le rapatriement des deux Clandestins vers leur pays d'origine et les frais annexes ont coûté 80.000 F à notre P&I Club !

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