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Le Capitaine de navire : statut et responsabilités

Par le Professeur Patrick Chaumette,
Centre de Droit Maritime et Océanique, Université de Nantes.



      Le 23 juin 2004, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré incompatible avec le droit communautaire l'exigence d'un capitaine de nationalité française à bord d‘un navire de pêche, battant pavillon français, immatriculé à La Rochelle.
      Le chalutier Père Yvon est un navire français, dit franco-espagnol; immatriculé au port de La Rochelle, il appartient à des intérêts espagnols, embarque un équipage espagnol, débarque l'essentiel de sa pêche en Espagne. Participe-t-il à la captation des quotas français de pêche, au quota hopping ? Si un établissement stable d'exploitation situé en France peut être exigé d'un navire de pêche battant pavillon français, il ne peut plus être exigé que le capitaine et l'officier suppléant soient de nationalité française. Ce revirement de jurisprudence ne concerne pas que les navires de pêche, mais tous les navires soumis au droit communautaire. La chambre criminelle de la Cour de cassation ne laisse aucune marge d'appréciation, quant à l'intensité de l'exercice de prérogatives de puissance publique, quant à la nature de la navigation maritime, par une cassation sans renvoi : il n'y a rien à juger ; il n'y a aucune place pour une éventuelle appréciation des juges du fond. Il n'est pas recouru à un recours préjudiciel en interprétation auprès de la Cour de justice, sans aucun doute puisqu'il n'y a rien à juger. Si le privilège de nationalité du commandant d'un navire battant pavillon français disparaît, si les États membres devront mettre leur législation nationale en conformité avec l'égalité de traitement des ressortissants communautaires, la nationalité du navire ne saurait être supprimée; les fonctions du commandant de bord ne sont pas banalisées; le lien unissant le navire à l'État du pavillon doit être maintenu, ce qui ouvre quelques menus problèmes nouveaux.

  1. Le Statut du capitaine de navire.


  2.       Depuis la loi du 18 novembre 1997, l'immatriculation d'un navire de pêche en France nécessite l'existence d'un lien stable d'exploitation. La seconde condition est relative à l'obligation pour 50 % au moins de l'équipage employé à bord de résider dans une zone située en France à partir de laquelle s'exerce une activité de pêche.

          La loi n° 96-151 du 26 février 1996 a mis fin partiellement au privilège de nationalité des ressortissants français, sur les navires battant pavillon français, en imposant le respect de l'égalité de traitement des ressortissants communautaires et des ressortissants nationaux1. La loi du 26 février 1996 réserve toutefois le cas du capitaine et de l'officier chargé de suppléer le capitaine, qui sont nécessairement de nationalité française à bord de nos navires, dans la mesure où le capitaine de navire est chargé de prérogatives de puissance publique : officier ministériel pouvant recevoir un testament, officier d'état civil quant aux naissances ou décès, officier de police judiciaire pouvant constater des infractions à bord et instruire un dossier. L'absence à bord d'un capitaine ou d'un second de nationalité française constitue une infraction pénale, réprimée par l'article 69 du Code pénal et disciplinaire de la marine marchande et l'arrêté ministériel du 18 décembre 1963.

          La jurisprudence précédente avait validé ce privilège de nationalité du capitaine de navire; Le 3 mai 2002, la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Poitiers a condamné l'armateur du navire Père Yvon, pour navigation sans présence à bord d'un capitaine français à cinq amendes de 1.000 euros chacune. Le pourvoi en cassation de l'armateur soulevait la question de la compatibilité du privilège de nationalité du capitaine de navire et de l'officier suppléant avec la liberté communautaire de circulation des travailleurs et le principe d'égalité de traitement des ressortissants communautaires; il a été rejeté par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 4 juin 20032. Le pourvoi estimait que ces emplois ne relevaient pas de l'administration publique, notion d'interprétation restrictive, car fondant une exception à l'égalité de traitement des ressortissants communautaires. L'arrêt de rejet visait clairement l'article 39 du traité consolidé, l'article 1er du Règlement communautaire 1612/68 du 15 octobre 1968, les textes communautaires applicables, ce que ne faisait pas un arrêt précédent de la même chambre criminelle de la Cour de cassation3.

          Dans ce cas précédent, le pourvoi évoquait le fait que ces emplois supposent de la part de leurs titulaires, l'existence d'un rapport particulier de solidarité à l'égard de l'État, la réciprocité des droits et devoirs qui sont le fondement du lien de nationalité. Il s'agissait d'ouvrir la voie à une appréciation concrète, par-delà la catégorie générique de capitaine ou d'officier suppléant. Dès lors, afin de fonder le maintien du privilège de nationalité pour le capitaine de navire et l'officier suppléant, la cour d'appel avait précisé les compétences publiques spécifiques du capitaine, fondement qui lui semblait suffisant. Il s'agit notamment des articles 7, 8 et 9 du décret du 1er juin 1965, des articles 59, 86 et 988 du Code civil précisant que les capitaines et leurs seconds sont habilités à dresser des actes de naissance, des actes de décès et à recevoir des testaments. Ces fonctions d'état civil et de notaire comportent de réelles prérogatives de puissance publique. Plus importantes restent ses fonctions de chef de la société du bord, ses pouvoirs de police et de discipline : il constate et recherche les crimes, délits et contraventions commis à bord, procède à une enquête préliminaire (art. 26 à 28 CPDMM), ses fonctions doivent être exercées sans abus d'autorité (art. 42 CPDMM, art. 222-8, 10 12 et 13 C. Pén.). L'article 43 du Code pénal et disciplinaire de la marine marchande réprime le non-respect par le capitaine de ses prérogatives de puissance publique.

          Pour la cour d'appel de Poitiers, il importait peu qu'à bord d'un navire de pêche, l'enregistrement d'un acte de naissance soit un peu théorique, alors même que des femmes marins peuvent être embarquées. La cour d'appel avait ainsi hésité à choisir entre une justification abstraite ou concrète de la spécificité du capitaine de navire : toute femme à bord, marin ou passager, n'est pas nécessairement sur le point d'accoucher. Le pourvoi contestait cette argumentation trop générale, invoquait une appréciation exclusivement concrète des prérogatives du capitaine, au risque d'engendrer une très forte diversité de situations, selon les modes d'exploitation des navires, selon la présence ou non à bord de passagers, selon la dimension de l'équipage. La chambre criminelle de la Cour de cassation rejette le pourvoi, assure l'unité du droit maritime, avait refusé d'entrer dans l'appréciation concrète des situations, mais aussi dans l'analyse du droit communautaire, se fondant exclusivement sur l'article 3 du Code du travail maritime, modifié en 1996.
          Le débat relatif à l'usage effectif des prérogatives de puissance publique des commandants de navires a repris devant la Cour de Justice des Communautés européennes. La Cour de Justice a suivi les conclusions de son avocate générale, Mme Christine STIX-HACKL contre l'avis de la Commission, en concluant à l'incompatibilité du privilège de nationalité du capitaine de navire et de l'officier suppléant vis-à-vis de la liberté de circulation des personnes, affirmée par l'ancien article 48 du Traité, devenu article 39. Le décret royal espagnol 2062/1999 du 30 décembre 1999 ouvrait la possibilité à des ressortissants communautaires de commander des navires battant pavillon espagnol, comme le fait la loi italienne de 1998. Le Tribunal Supremo, saisi d'un recours en illégalité, a exercé un recours préjudiciel en interprétation auprès de la CJCE. La seconde affaire concerne des petits navires de pêche côtiers allemands. La notion d'emploi dans l'administration publique, qu'un État membre peut réserver à un ressortissant national, relève d'abord d'une logique institutionnelle, l'emploi devant dépendre de l'administration, puis d'une logique fonctionnelle, l'emploi devant entraîner l'exercice de prérogatives de puissance publique. Compte tenu du déplacement du navire dans des eaux hors de la juridiction de l'État du pavillon, le capitaine de navire constitue un cas particulier d'emploi privé. Cependant dans le litige envisagé, les navires ne se déplacent que dans les eaux territoriales de l'État du pavillon ou entre des ports ou des territoires sur lesquels ce dernier exerce sa juridiction. Si les fonctions d'état civil, notariales ou de coercition des capitaines de navire constituent bien des prérogatives de puissance publique, dont l'exercice pratique est faible ou nul4.

          Cette thèse de la relativité des prérogatives d'ordre public des capitaines de navires avait notamment été développée par Michel MORIN; il en concluait la disparition du privilège de nationalité des capitaines, sauf peut-être pour les navires marchands pratiquant des transports d'intérêt national5. Les deux arrêts de la Cour de Justice indiquent que le privilège de nationalité du capitaine de navire doit être justifié par des prérogatives de puissance publiques effectivement exercées de façon habituelle, sans préciser les cas d'exception ainsi envisagés. La ligne de partage est renvoyée au juge national par l'arrêt Anker; elle devrait être identifiée par les États membres, dans leurs législations nationales sous le contrôle du juge communautaire. La démarche apparaît inadaptée au professeur Pierre BONASSIES, car liée à une appréciation rétroactive, quand c'est le risque qui fonde les attributions du capitaine. Les États membres semblent attendre de nouveaux arrêts de la Cour de Justice, espérant soit un revirement, soit des précisions permettant des délimitations. La Commission devrait s'incliner devant le juge communautaire et sans doute considérer que le privilège de nationalité du capitaine de navire a pris fin, constatant ensuite la carence des États membres dans la mise en conformité de leurs législations nationales.

          La chambre criminelle de la Cour de cassation vient de jouer sa partition par un revirement sans nuances. L'arrêt de la cour d'appel de Poitiers du 13 juin 2003 est cassé sur le fondement des textes communautaires. Le pourvoi met l'accent sur un navire de pêche de petite dimension ne s'éloignant jamais de plus de 24 heures des côtes, sur un équipage masculin ne risquant pas d'accoucher en mer; la cour d'appel avait elle mis l'accent sur les circonstances exceptionnelles pouvant intervenir en mer, notamment l'accueil de naufragés à bord. Le pourvoi en cassation mentionne clairement l'éventualité d'un recours préjudiciel en interprétation auprès du juge communautaire. La cour de cassation n'utilise pas cette voie; la cassation est sans renvoi : "il n'y a rien à juger". La dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs suppose que les prérogatives de puissance publique soient effectivement exercées de façon habituelle par leur titulaire et ne représentent pas une part réduite de leurs activités; la cour d'appel s'est fondée sur les pouvoirs d'état civil, sur des circonstances exceptionnelles pouvant se présenter en mer, a méconnu le sens et la portée du texte conventionnelle et du principe de la libre circulation de travailleurs.

          A moins de trouver un juge du fond qui fonde le privilège de nationalité du capitaine sur sa fonction permanente de représentant du droit de l'État du pavillon à bord, afin de vérifier la portée juridique d'un tel fondement de principe, il semble bien que la messe soit dite. La fonction essentielle du capitaine de navire est d'assurer le bon déroulement de la navigation, la sécurité de l'activité maritime. Le capitaine de navire n'est pas un consul, dont la fonction essentielle est une fonction de représentation d'un État et de protection des ressortissants nationaux. Si les consuls sont nés de l'activité maritime, dotés d'une fonction portuaire pour veiller à la liberté du commerce maritime des navires provenant des villes-États qu'ils représentaient, les relations diplomatiques et maritimes commerciales se sont séparés. En principe, l'activité essentielle du capitaine est de veiller à la navigation, la conduite, le chargement, la pêche, la réussite de l'expédition maritime.

          Sa fonction de représentant du droit de l'État du pavillon à bord, pour des motifs tant de sécurité que de sûreté maritimes, n'entre pas actuellement dans le débat contentieux.

  3. Les Responsabilités du capitaine de navire


  4.       Le même débat porte sur les responsabilités du commandant de bord, les évolutions allant de la banalisation de ses fonctions au rappel ferme de ses prérogatives, donc de ses responsabilités personnelles.

          La loi du 18 novembre 1997 a étendu le droit du licenciement au capitaine de navire, qui n'est plus révocable, sauf abus. Le débat précédent sur l'éventuelle fin du privilège de nationalité est clairement marqué par la banalisation de ses fonctions de "conducteur".

          La responsabilité pénale du capitaine de navire en matière de pollution ou de rejet de déchets porte tout au contraire le signe de ses pouvoirs, de son autonomie et de ses lourdes responsabilités.

          La convention SOLAS comprend une Règle 8, au Chapitre IX-2 : "Le capitaine ne doit pas être soumis, de la part de la compagnie, de l'affréteur ou de toute autre personne, à des pressions qui l'empêchent de prendre ou d'exécuter des décisions, qui selon son jugement professionnel, sont nécessaires pour maintenir la sécurité et la sûreté du navire". Ce texte, qui ne fonde pas le commencement d'un statut international du capitaine, rappelle cependant son autonomie. Le Code ISPS prévoit dans sa partie A §6 que "La compagnie doit spécifier, dans le plan de sûreté du navire, que le capitaine a le pouvoir et la responsabilité absolus de prendre des décisions concernant la sécurité et la sûreté du navire et de solliciter l'assistance de la compagnie ou de tout gouvernement contractant". Le pouvoir et la responsabilité absolus vont au-delà de l'affirmation d'une autonomie du capitaine ; c'est l'affirmation en ces domaines sensibles de son indépendance, qui ne pourrait avoir des conséquences sur sa responsabilité personnelle de préposé de l'armateur.

          Préposé, conducteur banal ou préposé autonome, personnellement responsable; c'est en ces termes que la Cour de cassation délimite la responsabilité personnelle des préposés vis-à-vis de tiers, l'existence d'une action en garantie du commettant contre son préposé, ou l'immunité civile du préposé.

          Comment interpréter l'article 5 de la loi du 3 janvier 1969 ? L'employeur n'est responsable de ses préposés, en tant que commettant, que lorsque ceux-ci ont agi dans le cadre de leur lien de préposition, dans l'exercice ou avec les moyens de leurs fonctions (Cass. Com., 12 octobre 1993, Bull. Civ. IV, n° 338, D 1994, 124, note G. Viney). La Cour de cassation a affirmé l'irresponsabilité du préposé, sauf dépassement des limites de ses fonctions; il s'agissait d'un pilote d'hélicoptère dont le largage d'herbicide fut emporté par le vent. N'engage pas sa responsabilité à l'égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant (Cass. Ass. Plén., 25 février 2000, Costedoat, Bull. Ass. Plén., n° 2, RTDCiv. 2000, 582 obs. P. Jourdain). Dans la limite des fonctions, le préposé ne risque ni une action directe, ni une action récursoire de son commettant. Il semble bénéficier d'un immunité civile.

          Il n'en va pas de même quand le préposé a été condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis une infraction portant préjudice à un tiers (Cass. Ass. Plén., 14 décembre 2001, Cousin, Bull. Ass. Plén. N° 17, RTDCiv. 2002, 109 obs. P. Jourdain). Il s'agissait d'un comptable salarié, condamné pour faux, usage de faux et escroqueries, ayant agi sur ordre de son employeur.
          La Cour de cassation a complété sa jurisprudence en se référant à la situation du salarié autonome, qu'il conviendra de distinguer du salarié vraiment, ou totalement subordonné. Un médecin anesthésiste est un salarié autonome, doté d'une indépendance professionnelle intangible dans l'exercice de son art; dès lors, même dans l'exercice de ses fonctions, il encourt une responsabilité personnelle, laissant place à l'action subrogatoire de son commettant (Cass. Civ. 1ère, 13 novembre 2002, Bull. Civ. I, n° 263).

          Le capitaine de navire, préposé subordonné ou autonome ? L'analyse de la réalité doit l'emporter. Le commandant APPERY a présenté l'extension de son travail administratif, une autonomie de plus en plus réduite, sauf cas exceptionnel, ainsi que la tentation de la transformer en bouc émissaire. Il bénéficie d'un contrat d'assurance groupe, défense et recours, qu'il doit conserver compte tenu de la diversité de ses fonctions et de l'ambiguïté des textes récents. Il est parfaitement envisageable que sa responsabilité pénale s'étende alors que sa responsabilité personnelle continue à se réduire. Cette évolution n'est pas nécessairement incohérente, en l'absence d'une protection internationale de son lien contractuel avec l'armement. Il risque son emploi, telle est sa principale responsabilité. Cette évolution ne saurait être approuvée par les associations internationales, européennes ou françaises des capitaines de navire.




  1. CJCE 4 avril 1974, Commission c/ France, D 1974-717, DMF 1975-234 ; CJCE 1er décembre 1993, Commission c/ Belgique, Rec. p.I-6295 ; CJCE 7 mars 1996, aff. C 334/94, Commission c/ France, Rec. I-1307, DMF 1996-752 ;
    v. P. CHAUMETTE, La francisation à l'épreuve du droit communautaire, DMF 1996 pp. 1091-1106.
  2. Cass. Crim. 4 juin 2003, Castaing, DMF 2003-1054 obs. P. BONASSIES, v. Ph. LHERNOULD, Interdictions d'emploi des étrangers : la préférence nationale confirmée, Dr. Soc. 2003-1094.
  3. Cass. Crim. 28 novembre 2000, navire L'Etel, Moreau, DMF 2001-195 avec nos observations.
  4. CJCE 30 septembre 2003, aff. C-405/01, Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Espanola c/ Administracion del Estado, aff. C-47/02, Anker, Ras et Snoeck c/ Bundesrepublik Deutschland, DMF 2003 pp. 1035-104O, Il Diritto Marittimo 2004-65;
    P. BONASSIES, La nationalité des capitaines de navires et la CJCE, DMF 2003 pp. 1027-1034 ;
    P. MAVRIDIS, La protection sociale des marins dans le droit communautaire, Rev. Dr. de l’Union Européenne 3-2003, pp. 647-685;
    F. GUADAGNA, Il comandante e il problema della nazionalita, Il Diritto Marittimo 2004 pp. 229-232.
  5. M. MORIN, La condition de nationalité du capitaine de navire français, Annuaire de Droit Maritime et Océanique, Université de Nantes, 1999, T. XVII, pp. 153-161.
DMF 2004 pp. 837-848
COUR de CASSATION (Ch. Crim.)
23 juin 2004


Navire Père Yvon

CAPITAINE
      Capitaine de navire. Privilège de nationalité. Absence de second de nationalité française. Infraction (non). Incompatibilité avec le droit communautaire. Libre circulation des travailleurs. Egalité de traitement des ressortissants communautaires.

      La dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs, prévue quant aux emplois dans l'administration publique par le paragraphe 4 de l'article 39 du Traité instituant la Communauté européenne, suppose que les prérogatives de puissance publique, attribuées à leurs titulaires, soient effectivement exercées de façon habituelle par ceux-ci et ne représentent pas une part réduite de leurs activités.
      La cour d'appel a méconnu le sens et la portée du texte conventionnel et du principe de libre circulation de travailleurs en déclarant le prévenu coupable de navigation sans présence à bord d'un capitaine et d'un capitaine en second de nationalité française, aux motifs que le législateur est autorisé à déroger au principe de la libre circulation des travailleurs, en raison des pouvoirs reconnus auxdits capitaines et seconds en matière d'état civil, pour faible qu'elle soit, la probabilité de l'exercice par ces officiers de prérogatives de puissance publique ne saurait être écartée, vu les circonstances exceptionnelles qui peuvent se présenter en mer.

      M. CASTAING


ARRET


      "LA COUR,
      Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 3, alinéa 2 du Code du travail maritime, 69 du Code disciplinaire et pénal de la marine marchande, 177, 48 du traité instituant la Communauté européenne (article 39 de la version consolidée du traité), 1er du règlement 1612/68 du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, les articles 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale;
      En ce que l'arrêt attaqué a déclaré Elian Castaing coupable d'avoir fait naviguer un navire battant pavillon français, navire de plus de 100 tonneaux, sans présence à bord d'un second de nationalité française et l'a condamné à une amende de 3000 euros dont 1500 avec sursis;
      Aux motifs que les faits eux-mêmes, à savoir la présence d'un seul officier français, Guy Robert, à bord d'un navire de pêche de plus de 100 tonneaux, ne sont pas contestés, Elian Castaing arguant de ce que l'article 3 du Code du travail maritime, sur lequel sont fondées les poursuites contreviendrait à l'article 48 du Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne, et au règlement CEE du 15 octobre 1968, textes prévoyant la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, et aujourd'hui de l'Union, ainsi qu'à la Charte des droits fondamentaux de l'Union du 7 décembre 2000 ; l'article 48 du Traité, en effet, implique l'abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité, mais prévoit en son paragraphe 4, une dérogation quant aux "emplois dans l'administration publique" ; comme l'a d'ailleurs relevé le premier juge, et comme la Cour a déjà essayé de l'expliquer à Elian Castaing dans une autre affaire concernant aussi Le Père Yvon, cette notion d'emploi dans l'administration publique s'entend, aux termes de la jurisprudence de la Cour de Justice des communautés européennes, d'emplois qui comportent une participation directe ou indirecte à l'exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'État; les officiers de marine marchande détiennent, de façon générale, des prérogatives de puissance publique, puisque certains pouvoirs leur sont reconnus en matière d'état civil, acte de naissance, actes de décès, mariages, ainsi qu'en matière de réception de testaments; ils sont même chargés d'appliquer la législation française du travail à leurs bords; Elian Castaing soutient que ses navires sont de petits bâtiments de pêche, qui ne s'éloignent jamais de plus de 24 heures des côtes, que, dans ces conditions, l'hypothèse selon laquelle un de ses seconds, de nationalité espagnole, pourrait être amené à exercer les prérogatives de puissance publique française en matière d'état civil, est totalement impossible et ce d'autant que ses marins sont toujours tous de sexe masculin; mais la probabilité, pour faible qu'elle soit, ne saurait être entièrement écartée selon les circonstances exceptionnelles qui peuvent se présenter en mer, qu'il s'agisse du cas où des naufragés seraient recueillis, ou des cas où le navire serait éloigné des côtes par les éléments, ou de toute autre circonstance imaginable, mais imprévisible; dès lors, le législateur français est autorisé, par le paragraphe 4 de l'article 48 du Traité CEE, à déroger au principe de la libre circulation des travailleurs dans le cas des capitaines et des seconds des navires marchands, quel que soit le tonnage desdits navires; si la Charte de décembre 2000 reprend le principe de non-discrimination de l'article 48 du Traité, mais sans mentionner la dérogation du paragraphe 4, cette Charte entend expressément réaffirmer certains droits fondamentaux, résultant notamment du Traité sur l'Union européenne et des traités communautaires, ainsi que de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes et de la Cour européenne des droits de l'homme; la Charte n'a pas abrogé le Traité de Rome, ni la jurisprudence évoquée plus haut, mais les a au contraire consacrés; la solution déjà retenue par la Cour ne pourra qu'être réitérée, et le jugement confirmé quant à la déclaration de culpabilité;       Alors, d'une part, que l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité) n'autorise un État membre à réserver à ses ressortissants les emplois de capitaine et de second des navires marchands ou de pêche battant son pavillon qu'à la condition que les prérogatives de puissance publique attribuées aux capitaines et aux seconds de ces navires soient effectivement exercées de façon habituelle et ne représentent pas une part réduite de leurs activités; qu'en décidant que le législateur français peut déroger au principe de la libre circulation des travailleurs dans le cas des capitaines et seconds des navires marchands, quel que soit le tonnage des dits navires, dès lors que la probabilité d'exercer les prérogatives de puissance publique qui leur ont été attribuer, pour faible qu'elle soit, ne saurait être entièrement écartée, selon les circonstances exceptionnelles qui peuvent se présenter en mer, et ainsi déclarer Elian Castaing coupable de l'infraction prévue et réprimée par les articles 3, alinéa 2 du Code du travail maritime, la cour d'appel a violé les articles précités et le principe de la liberté de circulation des travailleurs;
      Alors, d'autre part, qu'Elian Castaing a fait valoir dans ses conclusions régulièrement déposées que si les juges estimaient qu'il subsistait une incertitude quant à l'interprétation de l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité), ils devaient surseoir à statuer et saisir la Cour de justice des communautés européennes, en application de l'article 177 du Traité CEE, aux fins qu'elle dise si l'exception prévue par les articles 3, alinéa 2, du Code du travail maritime et 69 du Code disciplinaire et pénal de la marine marchande, qui réservent aux seuls ressortissants français l'emploi de capitaine et de second de navires battant pavillon français, de manière générale, et sans distinguer selon le type de navires et de voyages maritimes, et sans tenir compte de l'exercice effectif par ces derniers des prérogatives de puissance publique qui leur sont confiées, est réellement justifiée par des nécessités impérieuses tirées de la participation effective à l'exercice de la puissance publique et à des fonctions ayant pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'État français, ou si au contraire, disproportionnée en raison de sa généralité, elle n'est pas contraire aux articles 48 du Traité CE et qu'elle dise si ladite exception peut être appliquée sans examen concret de la situation du navire concerné au regard des dites nécessités et si elle peut être appliquée à un navire de navigation côtière ; qu'en confirmant la déclaration de culpabilité d'Elian Castaing sans se prononcer sur sa demande de saisine de la Cour de justice des communautés européennes afin de lui poser une question préjudicielle, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision et l'a ainsi privé de toute base légale;
      Alors enfin qu'il y a lieu, en cas où naîtrait un doute sur la compatibilité entre les articles 3 du Code du travail maritime et 69 du Code disciplinaire et pénal de la marine marchande, d'une part, et l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité), d'autre part, de soumette à la Cour de justice des communautés européennes la question suivante : " l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité) doit-être interprété en ce sens qu'il autorise un État membre à réserver à ses ressortissants les emplois de capitaine et de second des navires marchands battant son pavillon pour tous types de navigation, même lorsque l'exercice par le capitaine ou son second de fonctions relevant de l'administration publique au sens de l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité) ne sont pas exercées de façon habituelle et représentent une part très réduite de leurs activités ? ";
      Vu l'article 39 du Traité instituant la Communauté européenne;
      Attendu que la dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs, prévue quant aux emplois dans l'administration publique par le paragraphe 4 de l'article 39 du Traité susvisé, suppose que les prérogatives de puissance publique, attribuées à leurs titulaires, soient effectivement exercées de façon habituelle par ceux-ci et ne représentent pas une part réduite de leurs activités;
      Attendu que, pour déclarer Elian Castaing coupable de navigation sans présence à bord d'un capitaine et d'un capitaine en second de nationalité française, l'arrêt attaqué relève que le législateur est autorisé à déroger au principe de la libre circulation des travailleurs, en raison des pouvoirs reconnus auxdits capitaines et seconds en matière d'état civil ; que les juges ajoutent que, pour faible qu'elle soit, la probabilité de l'exercice par ces officiers de prérogatives de puissance publique ne saurait être écartée, vu les circonstances exceptionnelles qui peuvent se présenter en mer;
      Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée du texte conventionnel susvisé et du principe sus énoncé;
      D'où il suit que la cassation est encourue;
      Par ces motifs,       CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Poitiers, en date du 13 juin 2003 :       Et attendu qu'il n'y a rien à juger;
      Dit n'y avoir lieu à renvoi;
      Prés. : M. Cotte ; Rapp. : Mme. Koering-Joulin ; Av. gén. : Mme Commaret ; Av. SCP Waquet, Farge et Hazan.
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