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La Chauffe au charbon



      Après une escale technique mouvementée à Djibouti, le navire câblier "FRESNEL" appareille après soutage à destination de Sydney en ce début d'automne 1998. L'avitaillement se déroula sans problème, par contre, reconnaître sur le quai à l'accostage deux anciens clandestins éthiopiens que nous avions "hébergés" lors d'une pose de câble précédente, avait de quoi à m'inquiéter.
      Toutes les mesures furent prises pour éviter qu'ils ne "s'invitent" encore une fois à bord pour ce mois de croisière à venir vers Botany Bay (péripéties clandestines relatées dans l'AFCAN INFO n°49).

       Après avoir doublé la Corne de l'Afrique, le FRESNEL rencontre du mauvais temps de face qui ralentît considérablement sa progression vers le cap LEEUWIN au sud ouest australien. A tel point qu'un rapide calcul et des prévis météos défavorables m'incitèrent à changer la route vers des eaux plus calmes et hospitalières. Celles de la Grande Barrière de Corail bien abritées, via le détroit de Torres, nous amèneraient à pointer notre étrave en baie de Botany dans les temps et sans heurts pour charger la liaison Singapour-Djakarta au loading terminal de l'usine ALCATEL.
      Emprunter une nouvelle fois l'Inner Route de la Grande Barrière de Corail me comblait d'aise. Slalomer avec le FRESNEL entre les îlots et faire du rase cailloux me rappelaient les bons moments passés sur le navire câblier VERCORS quelques années auparavant. Superbe Great Barrier Reef : La huitième merveille du monde mérite bien tous les super qualificatifs qui lui sont attribués avec ses 2.000 Km de long du 10ème parallèle Sud au Tropique du Capricorne. Un patrimoine de l'humanité à préserver à tout prix ( Voir AFCAN INFO Sept 93).
      Le pilote est à bord dès l'approche de Booby Island à l'entrée Ouest du détroit de Torres. Une pensée émue me vint à l'esprit pour Luis Vàez de Torres, ce hardi navigateur espagnol qui s'aventura en 1606 avec son frêle esquif, le "SAN PEDRICO", en ces lieux pavés de hauts fonds balayés par de violents courants. Tout aussi aventureux fut le voyage de l' "ENDEAVOUR" commandé par James Cook qui malheureusement talonna un bon siècle plus tard sur le récif qui porte le nom de son navire, à l'intérieur de la Grande Barrière à hauteur de Cooktown. La cartographie était naissante à l'époque, la navigation à voiles hasardeuse avec des sondes à main pas facile d'usage et bien sûr le DGPS n'existait pas...
      Le pilote quant à lui embarque avec son petit matériel de navigation (DGPS + lecteur de cartes) ce qui rend le transport maritime très sûr à l'intérieur de la Grande Barrière, le pilotage y est obligatoire et les tirants d'eau limités à 12,2m.

       Après avoir doublé le Cap York le 20 Octobre, l'extrémité la plus Nord de l'Australie, une première rencontre intéressante : nous croisons le minéralier australien "RIVER BOYNE " avec sa silhouette caractéristique qui m'avait déjà frappé lors d'un précédent voyage. Coque noire, 8 panneaux de cale, 76.000 tonnes de port en lourd, deux cheminées aux couleurs de l'Australian River Co, construit à Nagasaki (Japon) en 1982.
Sa particularité est de posséder une turbine à vapeur avec une chauffe au charbon ! Surprenant pour un navire moderne. Ses aménagements tout à l'arrière sont prolongés par une cale surmontée d'un énorme surbau (voir photo) où est stocké le charbon pour alimenter sa chaudière. Lui et son sister-ship le "RIVER EMBLEY", de même tonnage, construit lui aussi au Japon, assurent le transport de la bauxite extraite à WEIPA dans le Golfe de Carpentarie vers GLADSTONE, un des tous premiers ports charbonniers d'Australie situé à quelques encablures du tropique du Capricorne à la sortie Sud (Southbound) de la Grande Barrière.
      Une deuxième compagnie australienne participe au transport de la bauxite de Weipa vers Gladstone, la Holyman Ltd, qui possède deux minéraliers navette du même tonnage que les précédents 75.000 tonnes DWT, un moyen tonnage qui s'explique par leur tirant d'eau de 12,20, maximum admissible dans le détroit de Torres.
      A coques rouges, les "FITZROY RIVER" et "ENDEAVOUR RIVER" ont une particularité qui les différencie des deux autres Bauxite Bulk Carriers : la soute à charbon est placée sur l'avant des aménagements. Fort heureusement un panneau de cale étanche ferme cette soute à charbon. En cas contraire, bonjour les salissures de poussier par fort vent de bout... Pire que les retombées de combustion d'Heavy Fuel sur le pont !

       Ils n'ont aussi qu'une seule chaudière contre deux pour les deux autres made in Japon. La vitesse de ces 4 navires de 255m de long et 35m de large, est de 15,5nds à pleine charge, 16,5nds sur ballast. Le choix de cette propulsion originale tient au fait que le charbon de la mine à ciel ouvert de Gladstone était bon marché (#50 Dollars Australiens la tonne) bien que la consommation annoncée soit relativement conséquente, supérieure à 200t/jour.
La moyenne calculée sur l'année 2003, pour l'ensemble de la flotte des 4 navires, fait apparaître une consommation approximative de 1.650 tonnes par voyage. La qualité du charbon utilisé est très variable même si des mélanges savants sont réalisés pour améliorer son pouvoir calorifique.
      Il est à noter que les deux minéraliers navettes "built in Japan" consomment plus avec leurs deux chaudières que les 2 "italiens" à chaudière unique ? Le mètre cube d' HFO ou de DM0 était bien plus onéreux dans les années 80, d'où la préférence pour cette propulsion peu ordinaire. L'ennuyeux est que le soutage à Gladstone dure aussi longtemps que le déchargement des 75.000 tonnes de bauxite? Soit une escale de deux jours ce qui en passant doit satisfaire grandement l'équipage de 18 marins.
      Une anecdote concernant le "FITZROY RIVER" à moins que ce soit l' "ENDEAVOUR RIVER", construits tous deux en Italie en 1983 à Trieste et Gènes par Italcantieri : lors du transit d'Italie vers l'Australie l'un des navires escala à Colombo (Sri Lanka) pour faire le plein de charbon (2.000 tonnes). La quantité demandée était telle et si inhabituelle que les Cinghalais mirent deux semaines à trouver le charbon et remplir la soute !
      Les capitaines de ces navires constituant la Bauxite Fleet Bulk Carriers n'ont pas de licence de Capitaine Pilote ce qui les dispenserait de prendre un pilote. L'armement ne le souhaite pas arguant du fait que "... the additional pair of eyes on the bridge delivers a level of operational security that is worth the cost. We simply cannot afford to have a mistake made that results in one of our ships creating environmental damage in this area." Bien dit et bravo Mr Robson !
      Le trajet GLADSTONE-WEIPA-GLADSTONE n'est que de 2.400 milles soit à peu près 7 jours de transit à l'intérieur de la Grand Barrière + 4 jours d'escale pour un voyage complet, ce qui est peu mais qui confère au capitaine une grande expérience de ce genre de navigation routinière où la prudence est de mise. Gare à ne pas polluer les eaux limpides de la Huitième Merveille du Monde. Fort heureusement, en cas d'échouage, le charbon est moins polluant... les eaux sont calmes et il y a toujours la possibilité de mouiller une ancre en cas de problème majeur.
      Bon nombre de capitaines et d'officiers Pont de ces 4 Bauxite Fleet Vessels deviennent Reef Pilots par la suite, ce qui n'a rien d'étonnant.
      Neuf millions de tonnes de bauxite sont déchargées tous les ans à Gladstone aux deux quais du Queensland Alumina Ltd à la cadence de 2.200 tonnes par heure. Ce tonnage est transformé sur place en 3 millions de tonnes d'aluminium pour le compte de Kaiser (USA), Alcan (Canada), Pechiney (maintenant Alcan) et Comalco Ltd of Australia.
      Ce trafic, la Bauxite Run, a débuté en 1969 avec les prédécesseurs de ces navires qui avaient à cette époque une propulsion normale motorisée, des vraquiers de 50.000 tonnes de port en lourd, l'ORE REGENT, le CLUTHA OCEANIC et le DARLING RIVER, puis le CLUTHA CAPRICORN de 83.000 tonnes rejoignit la flotte en 1972 remplaçant l'ORE REGENT, le YARRA RIVER arriva un peu plus tard pour constituer la bande des quatre, une et indivisible ...
      Nous doublons le Cap Melville de jour à toucher l'île LIZARD repère de milliardaires où il fait bon vivre à 1.500 Euros la nuit. Ça fait cher le kilo de Black Marlin pour les amateurs de pêche au gros ! Un vulgaire maquereau engraissé aux crevettes qui prolifèrent dans les eaux chaudes de la Grande Barrière, pèse jusqu'à 8 kilos ?
      Hélas pour ceux que la pêche pourrait tenter, l'hôtel ne peut héberger que 60 privilégiés ! Les Grands de ce monde, la Jet Set des environs, les pops stars et bien d'autres pêcheurs en eaux limpides s'y précipitent !
      Le lendemain nous débarquons notre pilote sur rade de Cairns. Gêné par des touristes en voiliers lors de la manœuvre d'approche de la pilotine, il lance une bordée de jurons à leur encontre dont le célèbre qualificatif "WAFI" ! Innocemment je croyais que c'était un gentil nom d'oiseau mais après explications, W.A.F.I veut dire tout autre chose : Wind Assisted Fucking Idiots.. .Il faut le savoir, les voileux apprécieront !..
      Nous poursuivons notre descente à l'intérieur de la Grande Barrière qui commence à s'élargir et qui de ce fait ne nécessite plus les conseils avisés d'un pilote.
      Le 22 Octobre nous croisons le FITZROY RIVER à coque rouge qui remonte sur ballast vers Weipa. Le lendemain c'est au tour du RIVER EMBLEY à coque noire de nous contreborder. Quelle chance, nous avons vu les trois quarts de la bauxite fleet en trois jours !
      Il fait beau, je ne résiste pas à la tentation de me faire un petit plaisir en m'engouffrant dans le WHlTSUNDAY PASSAGE, parsemé d'îlots magnifiques dont un de toute beauté, Lindeman Island, propriété du célèbre Club Méditerranée ! J'imagine la joie des passagers du France quand ce dernier slaloma dans ce paradis au cours de son dernier tour du monde en 1973 ! Même joie sans doute chez les Fistots de la JEANNE D'ARC et de sa conserve, le VICTOR SCHOELCHER, quand ils s'aventurèrent en ces lieux lors de sa campagne de 1972. Les pilotes du Reef se souviennent encore des délices de la "fine French cuisine" qui leur avait été servie à bord de ces trois navires ambassadeurs !..
      Nous coupons le Tropique du Capricorne en passant devant Gladstone où l'on y décèle à la jumelle une forte activité industrielle avec de nombreux navires au mouillage sur rade. Pas de trace de l'ENDEAVOUR RIVER, le quatrième larron des Bauxite Shuttles, le seul que nous n'ayons pas rencontré durant ce superbe périple, il est sans doute du côté de Weipa.

             Gladstone est une ville de 40.000 habitants, un port florissant qui exporte 40.000.000 tonnes de charbon. Les mines à ciel ouvert du Queensland sont proches, s'étendant sur 500 Km, de Brisbane à Bowen au Nord. Cent millions de tonnes y sont extraites et sont exportées via Gladstone, Hay Point, Abbot Point vers l'Asie, l'Europe et l'Amérique, chargées à 5.000 tonnes/heure sur des minéraliers Capesize et gros porteurs jusqu'à 200.000 tonnes de port en lourd avec 18 mètres de tirant d'eau, maximum admissible aux postes de chargement et pour transiter en toute sécurité à travers les passes qui coupent à travers la Barrière, telle qu'Hydrographers Pass. Certains vraquiers de 160.000 tonnes n'hésitent pas à emprunter le détroit de Torres sur ballast pour rejoindre les ports de chargement par l'Inner Route ! Belle prouesse... En 1981 le vraquier français CETRA CENTAURUS de 170.000 t de dead weight détenait ce record. Peut-être a-t-il été battu depuis.
Les réserves de charbon de ces 14 mines sont colossales, évaluées à 36 milliards de tonnes, comprenant 40 variétés de charbon allant du Thermal, hard coking, semi-hard coking, PCI et anthracite.
      Weipa la rougeâtre est, quant à elle, essentiellement une ville minière située sur la côte Est du Golfe de Carpentarie. La mine de Bauxite et son township sont tout proches des postes de chargement du port. 12,5 millions de tonnes de bauxite y sont extraites chaque année dont 9 sont chargées sur les 4 minéraliers navettes à destination de Gladstone, à la cadence de 5.000 tonnes heures. La cadence de déchargement à Gladstone diminue de moitié, de l'ordre de 2.200 tonnes / heure.
      Sorti de l'abri de la Grande Barrière et de ses hauts fonds, le Fresnel retrouve la Haute Mer et recommence à tanguer et rouler sur une forte houle de Sud.
      Encore trois jours de route avant de pénétrer dans la baie de Botanique où le 26 Janvier 1788 le Comte de La Pérouse chargé d'une mission scientifique fit son entrée avec La Boussole et l'Astrolabe. Mais hélas, une flotte britannique de 11 navires, s'y trouvait déjà, commandée par le Captain Phillip, portant colons et bagnards. Arrivés une semaine plus tôt les Anglais sont aux antipodes pour s'y établir. Ils laisseront Botany Bay à La Pérouse pour gagner Jackson Bay 20 milles au nord, plus propice à l'installation des colons. Sydney était née !
      Balayons les regrets et profitons des escales en ce si beau pays. Vivement notre nouveau passage à l'intérieur de la Grande Barrière de Corail en remontant vers Singapour ! On ne se lasse pas de cette navigation de rêve au cœur de la huitième merveille du monde!

Cdt M.Bougeard


Remerciements :
  • à Bill ROBSON, Commercial Superintendant de la Queensland Alumina Ltd. Manager de la flotte.
  • au Capt JohnW. PASTON . Master Mariner. Australian National Line.
  • au Capt Ralph McDonell, Master Mariner, Honorary Editor. Company of Master Mariners of Australia.
pour l'aide qu'ils m'ont apportée en plus de mes souvenirs de campagne.

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