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Naviguer en 2011 dans l'océan Indien


       Comme cela a déjà été rapporté, la piraterie somalienne prend de plus en plus d'ampleur. Située au départ le long des côtes de la Somalie, elle s'est étendue vers l'est en mer dans l'océan Indien. Il devient ainsi de plus en plus délicat et stressant de naviguer dans cette zone, s'étendant sur un million et demi de milles carrés.

       Les forces militaires présentes, avec leurs faibles moyens comparés à la surface à couvrir, ne permettent pas, loin de là, de protéger les nombreux navires qui transitent par l'océan Indien, de la Mer Rouge au détroit de Malacca en passant par le golfe Arabo-Persique. Cette présence est certes dissuasive, mais malheureusement, seulement là où elle est physiquement effective.

       Le nombre d'attaques ne fait qu'empirer, année après année, sans que vraiment rien ne vienne montrer au marin ordinaire que l'on s'occupe sérieusement de son problème. Car une chose est sûre, la piraterie est surtout le problème du marin de commerce.

       Comme le montre la carte ci-dessous, il y a eu depuis décembre 2010 un nombre assez important d'attaques, enfin d'attaques rapportées, même si pour la plupart (et heureusement !) elles ont échoué. Il faudrait y ajouter aussi les attaques sans succès qui n'auront pas été rapportées aux autorités compétentes, de peur, peut-être, de représailles.


       Le pirate somalien est un ancien pêcheur somalien. Comme tout pêcheur il va là où est le poisson. Au début de son activité de pirate, il «pêchait» au large de la côte somalienne. Les armateurs, comprenant le danger, ont demandé à leurs navires de passer d'abord à 200 puis à 300 et enfin à 1000 milles des côtes somaliennes. Pour aboutir maintenant à une route sur le méridien 070°Est au plus ouest pour aller de l'entrée du golfe Arabo-Persique à l'Afrique du Sud. Cela représente quelque 1200 milles de plus, soit plus de 3 jours à 15 nœuds. Mais le «pêcheur» somalien a bien vu, lui aussi, que le «poisson» s'éloignait, et qu'il lui fallait aller aussi plus loin pour l'attraper. En bon pêcheur, il suit le poisson. C'est ce que l'on voit sur la carte. Les concentrations d'attaques sont d'une part sur le chemin golfe d'Aden vers Pointe de Galle et Sumatra, mais aussi sur les routes reliant le golfe Arabo-Persique au méridien 070°Est.

       Mais s'éloigner en mer sur de frêles esquifs est quand même très dangereux. Le pêcheur, devenu dès lors pirate somalien, s'est alors approprié le concept du «mother-ship». D'abord à partir de petites unités manœuvrant facilement qu'il avait attrapées, il pouvait à loisir s'approcher des cibles potentielles suivantes, et ne plus avoir à souffrir de la mousson d'été qui perturbe sérieusement son travail à cette saison. Puis il a certainement ressenti un besoin accru de confort ou de sécurité plus développée en mer et est passé maintenant aux grands navires. On peut «voir» actuellement un VLCC de 315000 SDWT chargé de 275000 tonnes de pétrole koweitien servir de «mother-ship». On croit rêver, mais non. Ce genre de navire, déjà suffisamment dangereux à lui tout seul chargé ou non, peut le devenir encore plus, s'il est utilisé ainsi et lancé à la poursuite de navires. Seul avantage, s'il faut en trouver un, c'est qu'un VLCC chargé ne pourra jamais rattraper un porte-containers même chargé, lancé lui à 25 nœuds ou davantage. Par contre, il faudra faire une veille attentive (comme d'habitude en mer) pour ne pas se retrouver en situation plus que rapprochée avec un VLCC que l'on croit inoffensif mais en fait, chargé et armé de mauvaises intentions.

       Alors, on essaie de trouver des moyens à donner aux marins pour les aider (ou leur faire croire) à repousser une attaque de pirates, mais en fait, surtout à dissuader une attaque. Quant à la repousser, lorsque les armes commencent à parler - d'un seul côté évidemment, c'est une autre affaire.

       Il y a les «Best Management Practices». On en est à la 3ème version. Certes, c'est mieux que rien, et même fortement conseillé, de les appliquer. Mais ce n'est pas ce livre qui va régler le problème de la piraterie. De bons conseils y sont donnés, comme les manœuvres évasives lors d'une attaque rapprochée. Ce n'est peut-être pas applicable à tous les navires, certains manœuvrant mieux que d'autres, de même pour la préparation du navire. Faire voir qu'on est là, qu'on est préparé à une attaque, que l'on surveille très attentivement le plan d'eau, et qu'on est donc paré à alerter les alentours et les militaires si besoin est, c'est bien aussi. Il faut montrer aux pirates son degré de vigilance, surtout psychologique. Car on paraît tout de même bien faible avec nos pauvres moyens : une VHF, un téléphone et des lances à incendie en batterie pour repousser une attaque menée au RPG.

       Alors, on voit maintenant des navires entourés de fils de fer barbelés, de herses, d'épouvantails à pirates, de lances à incendie sous pression en batterie, voire des débordements de ballasts pour les navires à lège. Sur certains navires, on a construit des annexes pour la veille aux pirates, ou installé des sacs de sable pour faire des abris. Même, et c'est un conseil des Best Management Practices, de mettre des panneaux indiquant (en somalien dans le texte) que les batayoles sont branchées sur le 440 volts. Un état de guerre qui ne porte pas son nom. De mauvais esprits parlent d'un retour au moyen âge, sans l'huile bouillante à verser sur les assaillants du donjon.

 

  Rouleaux de barbelés «razor blade»               Installation des herses


Herses en place le long du bord


Épouvantails – Faux veilleurs


Lances à incendie sous pression

Poste de veille arrière

       Et il y a aussi la fameuse citadelle. Celle qui devrait nous permettre de vivre cachés des jours entiers. Déjà quelques heures, ce serait bien, histoire de donner un répit plus psychologique qu'autre chose à l'équipage, le temps que les forces de l'ordre contre-attaquent. Mais il ne faut pas se leurrer, sur les navires où la citadelle n'est pas prévue, en décréter une en modifiant un accès sans renforcer les cloisons autour ne servira qu'à énerver un peu plus les pirates qui de toutes façons trouveront fatalement le lieu de repli. La citadelle, à force d'y penser, c'est un lieu de «petit» repli, mais c'est surtout, vu de terre, un gros effort de sûreté fait pour les marins. Mais aux yeux des marins, ce n'est certainement pas la panacée que l'on croit. Et pour pouvoir pénétrer et/ou détruire une «citadelle», les pirates seront de plus en plus lourdement équipés, y compris en explosifs. Une sorte d'escalade dans la violence. De même pour les «gardes armés» à bord. Les pirates tirent maintenant dès l'approche du navire qu'ils vont attaquer, juste pour voir s'il y a réponse du navire. La suite des évènements est alors dictée par la réponse reçue, ainsi que la situation. Une attaque qui s'arrête est souvent le signe qu'elle est reportée sur un autre navire dans la même zone, avec l'espoir (pour les pirates) que cette nouvelle cible soit moins bien préparée.

       On bloque aussi les accès extérieurs, avec interdiction de sortir sur le pont. Où stocker les poubelles pendant ce temps ? Là aussi, la sécurité (l'hygiène dans ce cas) doit primer sur la sûreté.

Échelles extérieures bloquées


       Parfois, on n'hésite pas à faire le quart passerelle (veille doublée voire triplée) en habit de circonstances, gilet pare-balle et casque, armé de jumelles de vision de nuit (celles qui vous mettent un œil en vrac après utilisation. Il vous faut alors plusieurs minutes pour recouvrer la vision nocturne nécessaire au quart de nuit). Mais toujours sans armes à bord.

       Surtout ne pas tomber dans l'excès inverse, ne pas dire : «du n'importe quoi». Car cela va certainement repousser certains pirates, les moins motivés. Ou au pire retarder la montée à bord des pirates, ce qui pourrait aussi laisser le temps aux militaires présents dans le secteur de se faire voir, reconnaître, etc … Un hélicoptère arrivant au début d'une attaque est un soutien non négligeable. S'il a pu venir assez tôt en vue du navire, et donc des pirates, cela peut suffire à stopper l'attaque, ou plutôt à la reporter sur un autre navire moins bien préparé, ou le faisant moins bien voir. Pour les autres, si l'attaque finit par être couronnée de succès, gare aux représailles. Car les pirates sont aussi de moins en moins calmes. Maintenant, ils abattent un otage pour un oui ou un non. Tiens, auraient-ils aussi compris, quoiqu'on en dise par ailleurs, que le prix du marin n'était rien en comparaison du navire et de sa marchandise ?

       Le quart passerelle, lors de la traversée de l'océan Indien nord, devient une vraie psychose pour certains officiers de quart. Entre les navires qui naviguent AIS coupé et tous feux de route éteints et les faux échos radars, il y a de quoi perturber plus d'un officier pont. Cela demande une sacrée dose de concentration et de discernement. Et toujours le doute. Est-ce vraiment un faux écho ?
 
Équipement de quart
       Après plusieurs faux échos de ce type, «l'habitude» du faux écho peut conduire à ce qu'un vrai écho soit lui aussi pris pour un faux. Outre le danger pour la navigation elle-même, c'est un danger encore plus grand dans la détection des pirates. D'où l'utilité de faire plus que doubler la veille. Doubler carrément le quart, officier et veilleur (sans vraiment le doubler d'ailleurs, plutôt un doublement de quart en «quinconce», la moitié des membres du quart relevée toutes les 3 heures pour éviter le renforcement mutuel des opinions sur les faux échos entre autres), est une des solutions pour lutter contre ce problème psychologique du quart et de la veille en zone de pirates. Mais c'est une solution de riches. Il en faut des hommes pour pouvoir l'appliquer. Tous les navires ne sont pas aussi bien dotés en hommes pour se le permettre. Dans le cas contraire, quid de la fatigue, et donc fatalement du relâchement des hommes de veille ?

       Le pirate somalien n'est pas vraiment compatible avec la protection de l'environnement. Il faut renouveler l'eau de ballast avant d'entrer dans le golfe Arabo-Persique. Ce renouvellement doit se faire de façon très stricte, puisque l'eau doit être prise par plus de 200 mètres de fond et à plus de 200 milles des côtes. Suivant la vitesse du navire qui revient de Chine, il y a une possibilité de 30 à 40 heures entre Pulau Rondo et Dondra Head. Malheureusement, ce n'est pas suffisant sur un VLCC pour renouveler toute l'eau de ballast. Le complément doit donc se faire après le passage de Ceylan, c'est-à-dire en océan Indien, après être passé par le Eight Degree Channel (Minicoy). Maintenant à cause de la présence des pirates sur cette route qui mène de Minicoy à Ras al Hadd, les navires transitent le long de la côte de l'Inde, donc à moins de 200 milles de terre. Comment faire un changement de ballast dans ces conditions. Le choix est cornélien : être en conformité pour le ballast et risquer d'être détourné vers la Somalie ou bien être un peu plus sûr de sa traversée mais ne pas être en totale conformité sur la réglementation de changement de ballast? Il existe évidemment une autre alternative : augmenter le temps de transit entre Pulau Rondo et Dondra Head pour assurer un renouvellement complet du ballast. C'est possible à des vitesses très réduites, comme celle des pétroliers actuellement, vitesse qui, de toutes façons, sera augmentée au maximum lorsque le navire entrera dans la zone à risques. Mais cela pourrait faire perdre un temps précieux en cas d'affrètement avec laycans rapprochés.

       Une question existentielle : que faire dans la brume ? Je me suis retrouvé dans cette zone de pirates, à vitesse maximale suivant les consignes de mon armateur, ô combien sensées en la matière, avec les conditions suivantes : à 16 nœuds (ce qui pour un porte-containers n'est peut-être pas très rapide, mais l'est pour un VLCC), et une visibilité inférieure à 100 mètres puisque je ne voyais plus les grues des manifolds. La question est : faut-il mettre en service les signaux de brume réglementaires de COLREG ? Les signaux de brume alerteront les pirates éventuels et les renseigneront sur la position du navire. Sans signaux, les autres navires qui naviguent AIS éteint pourraient vous prendre pour un de ces fameux faux échos. Le risque d'abordage est énorme. Pour ma part je les ai mis en service. J'ai préféré la sécurité à la sûreté. Mais combien ne le feront pas ? Et comment leur en vouloir ?

       Enfin en plus de ceux qui naviguent désormais tous feux éteints, il y a les blagueurs de VHF. On entend maintenant de nouveaux refrains sur les ondes. On se fait appeler par des «somalian coast guards» qui demandent par exemple où est le point d'embarquement le plus pratique sur le navire, ou combien de cabines sont disponibles pour des pirates, etc… Cela change du sempiternel et injurieux «filipino monkey banana», un mal pour un bien. Cette région est déjà suffisamment perturbée au niveau veille VHF. Un quart de 4 heures à la passerelle ne peut se faire sans avoir 5 minutes de silence. Voilà qui aide à la concentration en temps normal, alors en ces temps de piraterie … S'ajoute en plus la musique (gros succès actuel et quel humour : la musique du film Pirate des Caraïbes). On a toujours entendu diverses musiques en VHF, suivant les régions. Il y a vraiment des gens qui s'ennuient pendant leur quart. Mais maintenant, lorsqu'on en entend et que cela dure un peu, on pense systématiquement à une attaque pirate quelque part autour de nous. Bloquer le canal VHF en émettant de la musique empêche le navire attaqué de diffuser sur ce même canal (le 16) un message d'attaque, qui pourrait être entendu par une âme ou un militaire secourable et pas trop éloigné, et donc une possibilité d'aide ou de secours éliminée.

       Le problème des pirates est essentiellement celui du marin, pas vraiment celui des personnes à terre, même la main sur le cœur, mais qui pour certaines en vivent très bien. Et lorsque l'on apprend, à la suite d'une prise d'un navire en otage, que conformément à la charte-partie signée entre l'armateur et l'affréteur, le navire a été mis «hors-charte », on peut se demander si tout n'a pas été fait pour que l'on n'avance pas vite dans le règlement de ce problème. Car enfin, qui au monde a suffisamment de pouvoir pour obliger l'ONU et les États à mettre les moyens nécessaires pour la lutte contre la piraterie ? Seul le pouvoir de l'argent peut influer sur les décisions à prendre. Tant que les majors pétroliers, pour ne citer qu'eux, n'auront pas une certaine responsabilité de fait dans la lutte contre la piraterie et le paiement des rançons, on peut sérieusement penser que rien n'avancera vraiment.

       Et on n'attendra peut-être pas longtemps avant d'apprendre qu'un Capitaine aura été licencié parce qu'attaqué par des pirates. Même pas pris en otage, simplement attaqué, avec des traces de balles à réparer en chantier. On finira bien par y trouver une faute à ce Capitaine, une mauvaise ou insuffisante préparation tant du navire que de l'équipage, à la traversée de cette zone.

       Comme l'écrivait un Capitaine dans le Safety at Sea de mars 2011, il faut que l'ONU décrète la piraterie comme étant un acte de guerre. Il ne faut pas se contenter de demi-mesures. Les tribunaux qui condamnent à quelques années de prison (déjà pleines) d'autres malheureux, ne le font pas assez durement. Et même si les USA viennent de condamner 5 pirates somaliens à la perpétuité (sur quel sol ?), il ne faut pas oublier que ces pirates avaient malencontreusement attaqué une frégate US, pas un navire marchand. Certains sont bien arrivés à déclencher une guerre en Afghanistan et en Iraq, pourquoi ne pas le faire en océan Indien. Et comme un nombre de plus en plus important de marins, vous savez ceux qui vivent réellement la piraterie, il faudra dire au sujet de cette guerre : « And, yes, take no prisoners ».

       Les pirates ont encore de beaux jours devant eux.

Cdt Hubert ARDILLON


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