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Jeune Marine - Navires autonomes - Rencontre avec l'AFCAN décembre 2018

Avec nos remerciements à la rédaction de «Jeune Marine» qui a donné son autorisation pour la publication de ce texte dans les revues AFCAN Informations (en français) et CESMA Newsletter (en anglais).



«Jeune Marine» a demandé à l'AFCAN région Normandie son opinion sur les navires autonomes. C'est bien volontiers que nous avons accepté de faire part à JM de nos réflexions ce sujet, de manière non-exhaustive bien entendu, essayant d'être le plus clair possible. Les aléas de la navigation de mes collègues régionaux ont fait que je me suis retrouvé en charge de l'écriture, écriture bien évidemment corrigée et amendée par eux. Notre réflexion est partie d'un extrait de «The Human Element - a guide to human behaviour in the shipping industry», publication de UK Maritime and Coastguard Agency (MCA) : «Humans are not simply an element like the weather. They are at the very centre of the shipping enterprise. They are the secret of its successes and the victims of its failures».

Q : Les navires autonomes, on en parle de plus en plus, y compris en mer sur les navires. Quelle est la position de l'AFCAN à ce sujet ?

R : De quoi parlons-nous vraiment ? Il y a deux conceptions, souvent confondues par le public, et peut-être aussi dans la tête des concepteurs : les navires sans équipage, et les navires autonomes. Deux choses totalement différentes. Un navire sans équipage, c'est avec personne à bord, personne. Sur un navire autonome, on peut penser à une forte réduction du nombre de membres d'équipage, déjà fort réduit, parfois. 5 ou 6 personnes sur un très grand navire, type VLPC, VLCC ou VLGC, pendant sa traversée, et pourquoi pas les manœuvres portuaires, voire les opérations commerciales. Les autres membres d'équipage actuels et donc manquants étant remplacés par des robots, ou pas. Après tout, mais on y reviendra, tant qu'il ne se passe rien de spécial pendant la traversée, soyons optimistes c'est faisable.

Q : Concernant les navires autonomes, donc avec un nombre très faible de membres d'équipage, comment en voit-on l'arrivée lorsqu'on est marin et que l'on navigue ou que l'on a navigué à un poste de responsabilités sur ces «VLnavires» ?

R : Que de changements à faire, tant en mer qu'à terre. D'abord il faut reconnaître que l'intelligence artificielle est de plus en plus performante. Et qu'il faut s'y adapter. Cela rappelle un peu l'arrivée de l'automatisation en machine dans les années 60/70, au point que le quart machine devenait inutile la nuit. Certes les mécaniciens, et certainement d'autres, se sont plaint que les navires allaient être moins «fiables» qu'avant. Mais en fait, le marin s'est adapté. On a travaillé avec l'automatisme qui surveillait la machine de nuit, comme de jour d'ailleurs. On a appris à lui faire confiance. Parfois un peu trop, mais tout de même souvent avec un esprit critique qui n'empêchait pas la surveillance humaine de la machine. On a appris à vivre avec. Le mauvais côté, c'est que l'on en a profité pour supprimer un nombre plus ou moins important de membres d'équipage, ceux que l'on jugeait ne pas être foncièrement utile pour la bonne marche du navire.
Mais, car il y a un mais, et ce "mais" nous ramène à la conception actuelle des navires autonomes, tous les marins ont à un moment donné vu les limites du système automatique. Le détecteur qui ne fonctionne pas à un instant t, cela existe. Tous, nous l'avons expérimenté. Et d'ailleurs, pourquoi est-ce que dans les systèmes ISM des navires y a-t-il la demande de vérification des détecteurs ? Par exemple, tous les dimanche matin, l'électricien teste les détecteurs incendie d'une boucle de détection. Pourquoi ? si ce n'est pour vérifier que la détection est toujours en état. Manque de confiance dans la technique ou besoin de donner de l'occupation au marin en charge ? Alors c'est vrai on peut doubler, tripler, quadrupler chaque détecteurs incendie pour s'assurer que la détection est performante. Mais il faut alors le faire pour tous les systèmes informatisés du bord. Bonjour le prix de la conception et de la construction du navire. Même si on aura sérieusement diminué le poste donné comme étant le plus cher dans l'exploitation du navire, à savoir son équipage.

Les capitaines ne doivent pas être, et ils ne le sont pas, ni passéistes ni nostalgiques du «c'était mieux avant». On va continuer à s'adapter, à adapter l'organisation du travail à bord. Beaucoup de choses peuvent être faites de manière systématique par des ordinateurs ou robots. Et il ne faut pas que cela entraîne un surcroît de travail de surveillance des personnes à bord. La solution n'est certainement pas de remplacer la surveillance d'un système par la surveillance du logiciel qui contrôle ce système. Ce qui veut dire qu'il faut alors effectivement mettre des doublons dans la surveillance et la conduite des systèmes opérationnels. Cela crée une dépendance plus forte envers l'automatisation ou la robotique, mais aussi une confiance plus importante mais en même temps détachée. Et il faut aussi pouvoir reprendre «en manuel» un système, donc être capable de le faire, ce qui entraîne alors une formation plus adaptée et surtout plus approfondie de ces systèmes.

Donc on peut et on va continuer à supprimer ceux de l'équipage qui ne servent pas dans ce sens-là. Cela aura deux conséquences.
D'abord, moins de monde à bord, donc une qualité de vie dégradée par rapport à ce que l'on trouve en ce moment. Avec pour conséquence un turn over de plus en plus important. Comment voulez-vous garder le peu de personnes qui se trouveront sur un navire, qui ne se verront quasiment jamais, mais qui, pendant de longs mois, continueront à être éloignés, physiquement, de leurs proches tout en n'ayant pas cette vie de communauté qu'il y avait lorsque les équipages étaient de l'ordre de 30 personnes. Déjà à 20 membres d'équipage, on avait tendance à se retrouver seul pour travailler et pour vivre, alors à 5 !!!
D'autre part, quid de la maintenance quotidienne du navire ? Pas seulement technique. Sur de nombreux navires on trouve actuellement des équipes de renfort, la plupart du temps non-marins, pour des gros travaux de peinture par exemple. Comment fera-t-on ? On enverra des robots supplémentaires pour piquer la rouille et peindre ? Robots qui seront exposés car sur le pont, soumis aux embruns, à la chaleur, au froid, etc. Actuellement, lors d'un jour de pluie par exemple interdisant toute intervention de peinture sur le pont, on trouve autre chose, dans le même domaine, à donner à cette équipe. On avance quand même le travail. On peut envisager sereinement de ne plus faire ce genre d'intervention. Mais quand on sait l'importance qu'a le cosmétique pour un affréteur, sans parler des médias…
Idem en machine, rien ne remplace et ne remplacera les yeux de celui qui voit une petite fuite d'huile, pas suffisante pour déclencher un manostat, mais qui peut entraîner une flaque d'huile, voire le début d'un incendie. Le mécanicien qui passe devant et utilise sa clef à molette pour resserrer un presse-étoupe de tige de vanne légèrement fuyard, il sert à quelque chose. Une énorme majorité des membres de l'AFCAN qui ont exercé à la machine ont un jour eu ce réflexe, ce geste, qui a empêché un incident plus grave.

Et puis la responsabilité. Supposons qu'il ne reste que 4 à 5 personnes sur un navire. Fatalement il y en aura un qui aura la responsabilité des autres, et donc de l'ensemble navire. Le capitaine, ou continuons à l'appeler comme cela. Il sera responsable. Et en cas d'incident, ne parlons même pas d'un accident grave, on saura très vite lui mettre la responsabilité sur les épaules. C'est ce que l'on voit déjà dans le cas de routage météorologique. Le capitaine qui suit les conseils et a du beau temps, bravo le routage, celui qui suit les conseils et a du mauvais temps, on lui demande pourquoi il n'a pas de sens marin. C'est de sa faute mais il n'a pas la décision. On peut lui donner un outil d'aide à la prise de décision, mais on lui demande de toujours garder son esprit critique et de passer par-dessus l'aide s'il le juge nécessaire. Là nous aurons plus de moyens en terme d'aide à la prise de décision, mais il ne faut pas se bercer d'illusions, la décision finale, surtout si elle est controversée, sera toujours celle de l'humain. Pas pour celle de l'algorithme. Aucune organisation ou administration n'ira dans sens contraire. Rappelons-nous le paragraphe 5.2 du code ISM : «[…] The Company should establish in the SMS that the master has the overriding authority and the responsibility to make decisions with respect to safety and pollution prevention and to request the Company's assistance as may be necessary.» C'est assez clair que la présence du capitaine sur un navire est une «bonne assurance» en cas d'incident…
Lorsque le logiciel qui assurera le quart de nuit à la passerelle aura un bug ou pourquoi pas un doute face à la manœuvre erratique d'un autre navire qui ne serait pas «autonome» (un voilier, un pêcheur, ou autre), et qu'il appellera le capitaine en renfort à la passerelle, celui-ci aura peu de temps pour comprendre la situation par lui-même (pas d'officier de quart pour lui raconter pourquoi il l'a appelé), réfléchir, prendre la bonne décision, et reprendre la commande en manuel. Cela risque d'être très chaud parfois.



Pour conclure sur le navire autonome, pas vraiment trop pour, mais pas tout contre non plus. La technologie avance, à trop grands pas parfois, le capitaine n'a pas toujours la formation adéquate pour suivre l'évolution. Et il reste encore à inventer, ou à améliorer les systèmes de détection de toutes sortes nécessaires à la bonne marche d'un navire, ainsi que les logiciels d'aide à la prise de décision. Encore pas mal de travail pour les ingénieurs concepteurs. Et puis ce navire est viable sous certaines conditions : en mer, et uniquement en mer, sous une traversée pendant laquelle il ne se passe rien, rien, rien. Ni mauvais temps, ni situation rapprochée, ni fuite, ni panne, etc. Ce qui n'existe pas. Et nous ne parlons pas des manœuvres portuaires, des amarrages et autres opérations commerciales. Une question, comment faire une opération «ship to ship» avec peu ou pas de personnes à bord ?

Q : Le navire sans équipage, vu ce que vous dites au sujet des navires autonomes, alors ?

R : Le navire sans équipage c'est encore autre chose. Il est télécommandé d'où ? De terre dans un PC qui gère plusieurs navires ? À bord par une intelligence artificielle ? Sur de grandes traversées ou un bac en rivière ? Marchandises dangereuses (y compris passagers) ou pas ?
Et il fonctionne comment ? Prenons la navigation, c'est le point certainement le plus crucial mais aussi le plus étudié actuellement. Un essai a été fait. Un navire sans équipage a traversé la baie de San Francisco. C'est tout au moins ce qui est dit. Car en fait, on parle d'un navire virtuel, qui a réussi grâce à des logiciels et autres algorithmes à traverser la baie en évitant tous les autres navires. C'est bien la preuve que le calcul permet d'éviter un accident ! On n'a simplement oublié une donnée fondamentale : le navire était virtuel. Donc dans la baie, personne ne l'a jamais vu. Et pour cause puisqu'il n'existait pas ! Pas vu, ni en visuel ni au radar, pourquoi manœuvrer pour un écho, qui peut être prioritaire, mais qui n'existe pas ? Donc sans qu'aucun autre navire, réels ceux-là, n'ait manœuvré, cela s'explique. Démonstration bidon. Mais si on va plus loin, cela revient à admettre que puisque les navires avec équipage ne manœuvrent pas, aucun officier de quart sur ces navires n'applique le règlement pour prévenir les abordages en mer ! De qui se moque-t-on ? Tout simplement des marins qui font leur travail en toute conscience et qui auraient manœuvré. Si, si cela existe, j'en ai rencontré, et je ne suis certainement pas le seul à en avoir rencontré. Donc cela fonctionne peut-être mais on part d'un postulat faux. Rien n'est prouvé.
Par contre si on prend le cas de l'abordage récent au nord de la Corse, dans le cas de deux navires sans équipage, voire même d'un seul, l'autre étant au mouillage et ne bougeant pas, l'accident aurait certainement été évité. Mais pour deux navires, un avec et l'autre sans équipage, il faut bien comprendre que le navire avec équipage, s'il est en position d'avoir à manœuvrer pour être conforme au RIPAM, va le faire plus ou moins tôt. Car son officier de quart à la passerelle connaît son navire, sait comment il réagit, s'il tourne vite ou pas, et en fonction de ces données il fera sa manœuvre largement à temps, pour lui. Pas sûr que le navire sans équipage intègre cette donnée.

Autre chose, il existe un petit film sur internet qui permet de voir comment on gère un navire sans équipage à partir de terre. C'est super, plus que moderne, on se croirait dans un film d'anticipation. Il y a même une panne machine qui est gérée. Et cerise sur le gâteau, le navire est prévu d'arriver peu de jours après dans un port dans lequel la pièce défectueuse va être livrée et changée. Quand je pense qu'à la moindre commande de pièces de rechange, on me répondait quasi-systématiquement qu'il y aurait 6 mois d'attente pour la livraison (parfois beaucoup plus), je me dis que le monde aura bien changé.

Et la responsabilité en cas d'incident ? Qui sera responsable du retard pris, du petit choc contre un quai, et pourquoi pas d'une collision ou d'un échouement ? Le concepteur du logiciel ? l'armateur ? la personne aux commandes à terre ? Dieu ?
Par contre il y a fort à parier que la responsabilité, en cas d'incident entre un navire sans équipage et un navire avec équipage, échoie directement sur le navire avec équipage. L'erreur humaine n'est plus à démontrer contrairement à l'erreur logicielle.

Il y a donc un très gros travail à faire. Réglementairement et internationalement. Ce qui n'est pas forcément synonyme de vitesse. Parce que le jour où les navires sans équipage feront des traversées transocéaniques, pour améliorer la sécurité de la navigation – l'erreur étant forcément humaine - il deviendra peut-être nécessaire que tous les navires sur ce genre de traversée soient sans équipage. Tous. Y compris les plus petits que l'on peut trouver en pleine mer tel un voilier traversant en solitaire. Donc interdire l'accès à ces routes à toutes embarcations avec un équipage. Mais la mer est encore un espace de liberté. Pour encore combien de temps ?

AFCAN Région Normandie


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